Chute - 5
Bientôt les silhouettes des cavaliers reparurent, dangereusement proches. Les quatre étaient là, constata Vivian avec soulagement. La ruse avait réussi, et chaque foulée les éloignait d’Amelina. Cette pensée le galvanisa. Sans se concerter, Jehanne et lui lancèrent leurs montures au galop. Derrière eux, les cavaliers firent de même.
Leur course paraissait durer depuis une éternité, mais elle n’avait pas pu durer plus d’une heure. Leurs poursuivants étaient si proches à présent qu’ils pouvaient presque distinguer leurs visages. Vivian vit Jehanne s’agiter dans le coin de son champ de vision. Il tourna la tête vers elle : elle venait de changer sa position en amazone, puis bascula encore une jambe pour se retrouver à califourchon sur son cheval, mais à l’envers, dos au chemin. Posément, elle attrapa son arc dans ses fontes et y encocha une flèche. Vivian entendit la vibration de la corde sans oser regarder franchement derrière lui. Elle dut manquer, car elle fit une grimace contrariée. Mais à la seconde flèche, Vivian perçut un hennissement et des exclamations. Emerveillé, il songea qu’elle pouvait ainsi neutraliser un par un tous leurs poursuivants, puis réalisa, lorsqu’une flèche se ficha entre eux deux, comme en réponse, que la réciproque était malheureusement vraie. Leur seule chance était que leurs poursuivants semblaient viser bas : ils tentaient vraisemblablement d’abattre leurs chevaux pour les capturer sans les tuer. Il se demanda si Jehanne tirait avec le même scrupule. Absorbé par ces échanges, Vivian songea trop tard à projeter à nouveau son regard vers le chemin. Ils galopaient depuis quelque temps sous le couvert d’un bois, quand le paysage s’ouvrit brusquement, et le terrain à droite sembla soudain disparaître. Vivian réalisa avec effroi que le chemin longeait une profonde ravine. Il entendait en contrebas le grondement de l’eau. Jehanne, à sa droite, dos à la route, ne voyait pas le danger, et sa jument à fond de train allait droit vers le bord de la ravine. Il cria un avertissement, et dans le même mouvement fit faire un écart désespéré à sa monture pour tenter de saisir les rênes de celui de Jehanne ; mais ses doigts se refermèrent sur le vide. La jument tenta bien de dévier sa course au dernier moment, mais sa vitesse l’entraînait trop avant, et le sol se déroba sous ses sabots. Vivian poussa un hurlement quand cheval et cavalière basculèrent dans le vide. Soudain, à sa droite, il n’y avait plus rien. Il se jeta à bas de cheval ; celui-ci ne s’était pas complètement arrêté, et l’élan le fit rouler dans la poussière. Mais il n’avait cure de ses écorchures, et s’élança vers le bord du ravin. Une rivière grondait en contrebas, roulant ses eaux furieuses gonflées de toutes les précipitations hivernales ; son autre rive débordait largement sur les champs voisins. Ni Jehanne ni sa monture n’était nulle part en vue. Le flot les avait avalées, comme si elles n’avaient jamais existé.
Vivian resta hébété sur l’abord. Il finit par entendre des pas dans son dos et le contact froid d’une lame sur sa nuque. Il avait complètement oublié ses poursuivants. Quelqu’un l’arracha brusquement du bord de la ravine, et il sentit qu’on lui liait les mains dans le dos, sans songer à se débattre. Il était à nouveau prisonnier, mais il avait du mal à en saisir toute la portée. Son esprit repassait inlassablement l’image de Jehanne et de son cheval un instant suspendus dans le vide, l’arc encore dans ses mains, ses cheveux librement lâchés, avant de disparaître. Il tourna lentement la tête et croisa les yeux de Victor sous les cils incolores. Il surprit sur sa figure une étrange absence de triomphe ; il avait une expression un peu égarée, et son regard glissait souvent de Vivian à la rivière en contrebas, comme si lui aussi espérait y voir émerger quelqu’un. Puis il finit par demander :
– Où est Amelina ?
Amelina, se rappela soudain Vivian. Sa fille, vivante quelque part, hors d’atteinte de Victor. Un faible rayon d’espoir le consola quelque peu.
– Elle est tombée avec sa mère.
Mais un rictus s’était formé malgré lui sur son visage, un sourire mal réprimé de dernière victoire dans la défaite.
– Tu mens.
Victor le frappa, d’un coup de poing sec dans l’oreille. Un éblouissement troubla la vision de Vivian, il se sentit tomber sans pouvoir se retenir, les mains attachées. Mais le coup l’avait étourdi davantage qu’il ne lui avait fait mal. Victor le redressa par le col.
– Je vous ai vus d’assez près. Elle n’était pas sur le cheval de Jehanne. Où est-elle ?
Vivian ne desserra pas les lèvres. Jehanne avait raison : Amelina était un danger pour Victor, et il était le dernier à présent à savoir ce qui était advenu d’elle. Pourvu que Lucie l’ait déjà emmenée ailleurs, songea-t-il. Loin, à un endroit que même lui ignorait.
– Tu parleras, siffla Victor avec colère. Les trois Templiers étaient des hommes bien plus durs que toi, et je les ai brisés.
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