La futaine et la soie - 4

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Isabeau connaissait les passages discrets utilisés par les domestiques ; Elle parvint à faire son chemin jusqu’à une pièce près des étuves où le linge était suspendu en cas de mauvais temps. Une servante y était occupée et la regarda avec effarement. Isabeau la reconnut : c’était Manon, déjà servante du temps de Vivian, Victor n’avait pas chassé tout la domesticité. Les servantes avaient peur d’elle, se rappela-t-elle, et peut-être était-ce sa chance. Elle entra hautement, sans se presser, comme si elle ne faisait qu’inspecter les lieux. Examinant le linge, elle y vit ce qu’elle cherchait : une tenue de servante, une simple cotte grise et un bonnet.

-Aide-moi à ôter ma robe, ordonna-t-elle en s’efforçant de mettre dans sa voix une autorité sans trace de peur. Comme elle l’espérait, la servante désorientée choisit la solution la plus simple et obtempéra, au lieu de fuir et de lancer l’alerte. C’était une jolie jeune femme aux cheveux bruns lustrés, et aux joues d’un vif incarnat. Malgré l’étrangeté de la situation, elle exécuta sa tâche avec efficacité. Lorsqu’Isabeau se retrouva nue devant elle, elle ne baissa pas les yeux, et pour la première fois devant une simple servante, Isabeau se sentit vulnérable. Elle suspendit la robe qu’elle portait parmi les autres nippes et enfila rapidement les vêtements qu’elle avait repérés. Ils étaient encore humides, mais elle n’y prêta aucune attention, bien le froid ambiant la fit frissonner. Assujettissant le bonnet sur son crâne, elle s’efforça d’y glisser ses lourds cheveux d’un blond miel qui la ferait repérer si facilement.

-Attendez, dit soudain la jeune servante, et elle tendit les bras vers la duchesse pour ajuster le bonnet et dissimuler les mèches dorées.

Peut-être était-elle amusée de voir une duchesse se travestir ainsi ; Isabeau ravala son humiliation, car malgré tout son aide était précieuse. Quand ce fut terminé, elle renversa un panier pour déverser les nippes qu’il contenait. Il était encore tôt le matin, les serviteurs à cette heure allaient et venaient pour faire des courses, et elle espérait, son panier sous le bras, se mêler à eux et duper les gardes à la barbacane. Son cœur battait fort. Il n’y avait que quelques minutes qu’elle avait quitté sa chambre, laissant Victor à l’agonie, mais elle s’attendait à chaque instant à entendre des cris d’alarme. La haine qu’elle portait contre cet homme aviva ses forces : elle se nourrit de l’image de son visage en souffrance et y puisa son courage. Avec Manon, en revanche, elle ne tentait plus de jouer les duchesses et de maintenir son obéissance de la servante par la force de son autorité : ce jeu-là était fini. A sa surprise, au moment de quitter les lieux, la jeune femme la retint :

-Vous ne passerez pas les portes ainsi. Les servantes ne partent jamais seules : je vais vous accompagner.

Isabeau ne put cacher son étonnement : la jeune femme était plus fine qu’elle ne le croyait, et surtout il était clair à présent qu’elle n’agissait pas par peur. Etait-il possible qu’Isabeau ait gagné sa fidélité ? Elle se savait peu aimée. Ou Manon comptait-elle la trahir au moment de passer les portes pour jouir de sa déconfiture ?

-Pourquoi m’aides-tu ?

-Je le fais pour sire Vivian, répondit la servante.

Isabeau darda son regard sur elle : la femme brune rougit et pour la première fois baissa les yeux. Vivian savait donc se faire aimer de ses maîtresses, songea Isabeau.

Marchant côte à côte, avec une promiscuité qu’Isabeau supportait sans la trouver agréable, elles se dirigèrent vers la barbacane.

-Relevez la tête et souriez aux gardes, souffla la jeune servante.

Un mot d’elle, et elle était perdue, songea Isabeau. Elle connaissait la sensation grisante de tenir quelqu’un en son pouvoir. La servante allait-elle la découvrir au dernier moment ? Qui sait quelles basses rancunes elle pouvait abriter dans son cœur vis-à-vis de la duchesse ? Et si elle avait menti à propos de Vivian ?

La servante brune adressa un sourire charmé aux hommes d’armes, deux hommes trapus inconnus d’Isabeau ; celle-ci l’imita aussi naturellement qu’il lui était possible. Les gardes murmurèrent quelques propos flatteurs ; l’un tendit la main et donna une brève tape sur le postérieur d’Isabeau. La duchesse sentit son sang geler. Elle retint in extremis le cri d’outrage qui lui montait aux lèvres. « En d’autres circonstances, je le réduirais en poussière » songea-t-elle. Rouge, elle évita le regard narquois de sa compagne. Après un dernier salut des gardes, elles traversèrent les portes. Isabeau ressentit la présence des pointes hérissées de la herse au-dessus d’elle comme des picotements sur son crâne, puis elles furent de l’autre côté.

Quelques minutes plus tard, les deux femmes descendaient la route vers Combelierre, sans que personne ne tente de les arrêter.

***

L’atmosphère à Combelierre était électrique comme à l’approche d’un orage. Voilà bien des générations que les habitants vivaient sous le joug des Autremont, et ils étaient incertains face à ce nouveau seigneur. Les Autremont n’étaient pas aimés de tous, loin s’en fallait, mais la brusque rupture de leur souveraineté faisait naître l’inquiétude. Toutes sortes de rumeurs circulaient sur Victor de Galefeuille, le parant tour à tour de la vêture des héros et de celle des fourbes et des cruels. La population s’agitait, les rumeurs bruissaient dans les marchés, et toutes sortes de nouveaux arrivants s’installaient à Combelierre : des petits et grands seigneurs et leur cohorte de valets, soldats et gueux, venus assister à l’exécution, et pour certains, jurer fidélité au nouveau maître du duché. Les rues étaient plus animées que jamais, les rixes éclataient.

L’une d’elle commença dans une petite ruelle à l’arrière des commerces, où venait de s’installer un mendiant revêtu d’un long manteau de mauvaise toile. A peine assis sur le pavé fangeux, le miséreux fut presque aussitôt invectivé par un de ses confrères, un pauvre diable avec un moignon à la place du bras, qui goûtait peu la concurrence.

-Y a pas de place pour deux, ici ! Dégage !

L’interpellé ne broncha pas ; il se contenta de rabattre un pan de son manteau sur ses bras. Son impassibilité mit le manchot en fureur ; il s’approcha de l’intrus dans un air menaçant, et son moignon se transforma comme par enchantement en un bras entier et vigoureux, au bout duquel se trouvait un couteau.

-T’entends ou t’es sourd ? Dégage ou je te surine !

Il se pencha vers l’indésirable, pour masquer un peu la scène, quoique la ruelle fut pour l’instant peu fréquentée, et que les rares passants préféraient hâter le pas sans risquer de prendre un mauvais coup. Il agita la lame sous son nez, décidé à s’en servir si l’intrus insistait. Soudain, une main jaillit de la toile et lui retourna le poignet, si brusquement que le mendiant lâcha son arme ; et un instant, elle se retrouva sous sa propre gorge, tandis qu’il était fermement maintenu par le collet. Il regarda avec ébahissement le visage de celui qu’il avait cru intimider, qui se trouvait à une dizaine de centimètres du sien. Les yeux bleus étincelants ne lui disaient rien, mais il n’allait pas tarder à deviner à qui il avait affaire. Pour l’instant, il était sûr d’une chose, c’est que cet homme-là était autant un gueux qu’il était un manchot, et il ne s’y trompait plus :

-Pitié, messire, balbutia-t-il, je ne vous aurais pas fait de mal, je vous le jure…

-Tu auras la vie sauve, souffla l’autre, et même une récompense en échange d’un service.

-Tout ce que vous voudrez, répondit le mendiant en examinant plus attentivement les traits de son interlocuteur et les mèches rousses qui s’échappaient de la capuche en toile.

-Pour l’heure, j’ai besoin d’un endroit où me cacher.

Le mendiant ne manquait pas de sang-froid, et se remettait déjà de sa frayeur ; ni de sagacité, et il pressentait que cette rencontre pouvait être son aubaine.

-Messire, assurément je puis vous guider. Peut-être même pourrais-je vous offrir davantage… si vous pouvez payer le prix.

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