Dans la cathédrale - 3

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Ce fut le cliquetis des armes et un concert de voix furieuses qui le réveillèrent. Il ne se souvenait pas s’être endormi, et s’aperçut qu’il grelottait dans l’atmosphère glaciale du sous-sol. Mais les éclats dans la nef au-dessus de lui le rendirent alerte en un instant : c’était la voix de soldats, et il réalisa qu’il serait pris au piège s’il restait dans la crypte. Il grimpa les degrés et coula un regard vers l’entrée : c’étaient bien la silhouette d’hommes en armes, en vive discussion avec le prêtre, et pour l’instant ils ne regardaient pas dans sa direction. Il émergea de la pénombre et tâcha de rejoindre silencieusement le fond de la cathédrale. Des exclamations retentirent, et les échos des bottes sur la pierre : il était vu, il était poursuivi. Il se mit à courir, mais la cathédrale n’était pas vide, et une soudaine ligne de chanoines apparut entre lui et la sacristie par où il espérait s’échapper. Il fit volte-face, mais les soldats étaient tout proches et il se retrouva acculé dans une des chapelles. Le hasard ou la Providence voulut que ce fût la chapelle dédiée à la Vierge, fille de sainte Anne dont la cathédrale portait le nom. Une statue de sainte Marie se dressait là, les bras ouverts comme en signe d’accueil, non pas en hauteur mais à portée des visiteurs. Elle avait taille humaine et la douceur de son visage était accentuée par la lumière multicolore des vitraux qui la baignait. Piégé dans la chapelle, Daniel fut pris d’une immense lassitude ; il n’avait même pas d’arme pour se défendre. D’épuisement, il s’appuya contre la statue ; l’entaille faite par le carreau d’arbalète se rouvrit au frottement dur de la pierre, et le sang la macula. Trois soldats l’entourèrent, l’un d’eux l’empoigna. Soudain, derrière lui, son compagnon s’exclama :

-La statue !

Le troisième soldat poussa à son tour un cri de frayeur, et celui qui tenait Daniel le relâcha brusquement et fit un pas en arrière. Il leur semblait que la statue était soudain sortie de son éternelle immobilité, qu’un infime mouvement lui avait fait tourner la tête et élever la main, que ses paupières scellées s’étaient levées.

-Honte à vous ! retentit soudain une voix derrière eux.

C’était une silhouette féminine, que Daniel, ébloui par la lumière des vitraux, distinguait mal. Elle se tenait à l’entrée de la chapelle, et malgré sa petitesse émanait d’elle une grande fureur.

-Honte à vous ! D’entrer en armes dans la maison de notre Seigneur, de profaner ainsi un lieu sacré et d’y répandre le sang ! Craignez la colère de sainte Anne et de sa fille Marie !

Les soldats hésitèrent : l’un fixait encore avec épouvante le visage de Marie, mais celle-ci avait repris son expression coutumière dont elle ne semblait jamais s’être déparée, et sa position était la même que depuis toujours.

-Partons, lança celui qui avait saisi Daniel, et ils s’éloignèrent en toute hâte.

Daniel était proche de la fin de ses forces, mais un reste d’alarme le maintint debout. Il ne voyait de la femme qu’une masse léonine de cheveux noirs où venaient jouer les taches colorées de lumière. Elle s’avança et la lumière révéla son visage. Ses yeux étaient d’un gris métallique, comme ceux de Bruno. Son ossature très fine évoquait celle des oiseaux : sa simple robe laissait voir ses épaules pointues et ses clavicules délicates. Cela lui donnait une allure très jeune comme à une adolescente, mais quelque chose sur son visage laissait deviner qu’elle était plus âgée. Sa voix s’éleva, une voix grave et vibrante comme le son d’une viole, étonnamment douce après la colère qui l’avait animée.

-Sire Daniel, c’est un honneur de vous rencontrer. Vous êtes en sécurité à présent, car les soldats n’oseront pas violer une deuxième fois cet asile : Marie l’interdit.

-Qui êtes-vous ?

-Mon nom est Ophélie. Je suis au service du père Bastien, l’archiprêtre. Mais je suis née à Mourjevoic, et c’est Iris qui m’a aidée à venir au monde alors qu’elle était très jeune encore. Laissez-moi vous aider.

***

Sans qu’il ne lui demande rien, elle le soigna, nettoya son entaille et lui apporta à boire et à manger. Quelque chose en elle lui rappelait Sara, dans la force qu’elle dégageait aussi bien dans la colère que dans la douceur de ses soins. Sa bienveillance ne se démentait pas, mais il y avait quelque chose d’ambigu dans sa manière de s’adresser à Daniel : tantôt elle le vouvoyait et lui donnait du « sire », tantôt elle le traitait avec familiarité comme s’ils étaient unis par une sorte de fraternité clanique. Elle était évidemment la maîtresse de l’archiprêtre davantage que sa servante et il la laissait libre de faire tout ce qu’elle souhaitait.

Grâce à elle, aussi, il put commencer son deuil : car il ne savait que faire des corps de la crypte, et elle apporta de quoi leur faire un lavage mortuaire. Elle s’occupa de la duchesse et lui confia Vivian, arguant que cela adoucirait sa peine.

Au début il ne sut que faire de l’éponge pleine d’eau tiède. Il déshabilla Vivian, puis les gestes lui vinrent instinctivement. Il bassina son corps, en ôta les résidus de sang séché qui lui collaient à la peau ; et le soin qu’il y mit adoucit un peu sa peine. Mais il découvrit en même temps les traces des tortures qu’il avait subies, et des larmes de douleur et de haine jaillirent à ses yeux. Pourtant à quoi bon la vengeance, se dit-il en songeant à Isabeau, la meurtrière de sa mère qui avait fini par mourir entre ses bras. Victor pourrait souffrir mille morts sans que le vide insoutenable laissé par la perte de Vivian en soit en rien comblé.

Quand il eut terminé, il couvrit Vivian d’une chemise blanche qu’avait amené Ophélie. « Il va avoir froid », pensa-t-il absurdement, puis secoua la tête. Ophélie et lui allongèrent le fils et la mère côte à côte de nouveau, croisèrent leurs mains, et ils paraissaient déjà hors de ce monde, dans leurs habits immaculés.

-Merci, murmura Daniel à Ophélie.

Elle lui prit la main et la serra, en signe de sympathie.

-Il faut que j’aille récupérer mon argent, pour leur offrir une tombe. Ils doivent être enterrés ici.

Ophélie secoua la tête.

-Tu ne feras pas trois pas dehors avant que les soldats ne te pourchassent. Le duc Victor n’a pas renoncé à ta tête – moins encore maintenant. Tu n’en as pas besoin, car tu as de l’argent ici. Viens avec moi.

Elle l’entraîna vers la sacristie, vide à cette heure, et de derrière un coffre extirpa deux objets : une petite bourse de cuir et un fourreau.

-Négligeant, tu as abandonné ton cheval et toutes tes affaires en pleine rue. J’ai envoyé quelqu’un les récupérer pour toi, et comme on ne pouvait pas garder ton cheval, il l’a vendu. Il en a obtenu un bon prix, je crois : il faut dire que c’était un beau destrier de la plus belle race.

Et elle lui tendit la bourse. Muet, Daniel l’ouvrit et la découvrit emplie de tournois d’argent.

-Ton épée aussi vaudrait très cher, mais je ne l’ai pas fait vendre. Je me suis dit que tu y tenais peut-être. L’argent du cheval devrait suffire à élever une tombe, même si elle sera peut-être modeste pour un duc et une duchesse.

Daniel prit le fourreau, terriblement familier sous ses doigts. Les armes des Autremont étaient gravées sur la poignée. Il ôta du pouce la poussière qui s’était glissé dans les rainures du dessin.

-C’est une très belle épée, commenta Ophélie.

-C’était un cadeau de Vivian.

-Alors j’ai eu raison : vous devez y tenir.

-Je te dois beaucoup, Ophélie. Je ne sais que te donner en échange.

-Nous verrons cela en temps voulu. Alors, avec votre accord, j’irais donner cet argent au prêtre.

Il la regarda. Ses yeux gris étaient d’une franchise désarmante. Elle semblait ne rien cacher, et pourtant il sentait qu’il lui manquait un élément pour la comprendre.

-Qui es-tu vraiment ? Pourquoi m’aides-tu ainsi ?

Elle sourit.

-Parce que mon cœur m’y porte, répondit-elle. Peut-être en souvenir de la femme qui sauva ma mère à son accouchement, peut-être parce que votre détresse m’émeut, peut-être aussi un peu parce que tu es beau et que cela aide mon âme à s’attendrir. Faut-il une bonne raison ? Voulez-vous que je réponde « par charité chrétienne » ?

Il ne put empêcher un sourire d’étirer ses lèvres. Elle était vive et enjouée, comme autrefois Jehanne.

-Encore mieux maintenant, déclara Ophélie.

Elle se pencha plus confidentiellement.

-Il y a une autre raison, il est vrai. Tu me fascines. On ne sait si c’est Dieu ou le Diable qui accompagne tes pas, et les gens te craignent. A commencer par l’archiprêtre.

-Que veux-tu dire ?

-Tu provoques un miracle dans la cathédrale – tout Combelierre ne parle déjà, sois-en sûr. Mais à côté de cela, vois ce que tu as fait à Victor de Galefeuille.

Daniel bondit.

-Moi ? Que lui ai-je fait ? Il a tout détruit, il a tout pris, et je n’ai même pas été capable de l’en empêcher.

-Alors même toi tu ne sais pas. En vérité très peu de gens savent ce qui s’est passé, et je n’ai entendu que des versions différentes. Après que tu te fus échappé, Victor ne voyait plus, et semblait atteint d’une sorte de crise : il est resté aveugle et délirant longtemps avant de se remettre. Les soldats qui étaient présents affirment que tu lui as lancé un sort ou une malédiction.

-Je n’ai rien fait de tel.

Mais il se souvenait avoir été pris d’une colère si forte qu’un démon semblait avoir pris la place de son cœur. Et quand il avait croisé son regard… il se souvenait de Victor hurlant et portant les mains à son visage.

-Comprends-tu ? Les gens pensent que le Diable a partagé avec toi ses pouvoirs.

-Comme j’aimerais parfois que ce soit vrai, s’exclama Daniel avec amertume. Si j’avais l’oreille du Diable, que d’âmes j’aurais à lui réclamer…

-Ne dis pas cela…

-Pourquoi ? As-tu peur toi aussi ?

-Non, je n’ai pas peur. Moi aussi, par le passé, j’ai été traitée de sorcière. C’est ainsi que j’ai dû me réfugier ici et… supporter la protection du prêtre. Regarde.

Elle dénuda son épaule et lui montra une tache foncée sur sa peau, à la naissance de son bras.

-Comme toi ici, dit-elle en pointant sa clavicule. La marque des sorcières, la marque du Diable, c’est ainsi que les gens l’appellent. Quand j’étais enfant, j’en avais peur et je voulais la faire disparaître. Mais Sara, la plus sage des guérisseuses, m’a dit que ce n’était pas le Diable qui nous faisait cette marque. Que c’était au contraire là où la Vierge Marie nous avait touchées à la naissance pour nous donner nos dons. Et je la crois d’autant plus à présent, Daniel, que j’ai vu que la Vierge te protégeait.

Il resta muet quelques instants, puis dit :

-Alors tu crois vraiment que ce qui est arrivé à Victor… que c’est moi.

-Peut-être pas. Il avait été empoisonné quelques jours avant, paraît-il. Sa crise en est peut-être une rémanence. Il en est des poisons comme de certaines maladies : ils peuvent laisser des faiblesses dans le corps qui peuvent durer longtemps après, ou même la vie.

Daniel hocha la tête, songea à la maladie de son adolescence qui lui provoquait encore des maux de tête, comme une vengeance permanente du chien qu’il avait tué. Le chien dont il n’avait pas réussi à sauver Vivian cette fois-ci. Vivian qui appelait « bizarreries » ce qu’Ophélie maintenant appelait des dons… La voix chaude de la jeune femme s’éleva de nouveau, le tirant de ses rêveries :

-Mais il est certain, fils d’Iris, que tu es d’une lignée de guérisseuses chargée de grands pouvoirs, et quoique l’on ait pu t’en dire, ce n’est pas la moitié la moins noble de ton sang.

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