Les Clarisses - 2

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Ils parvinrent à l’abbaye des Clarisses alors qu’il faisait presque tout à fait noir. Chance ou malchance, la sœur qui leur ouvrit était celle que Lise redoutait le plus, sœur Coline. C’était une vraie montagne de femme dans sa bure et son voile noir, et sa voix portait comme celle d’un comédien.

– Seigneur, qu’est-ce donc que cela ?

– C’est un homme blessé que nous avons trouvé dans la forêt, répondit Lise pour son frère qui ahanait de trop pour parler. Avec une petite fille.

La religieuse examina l’homme d’un œil critique.

– Voilà des blessures qu’il ne s’est pas fait tout seul, commenta-t-elle. Allons, avant qu’il ne claque sur le pas de la porte.

Elle passa un bras sous les épaules du chevalier, presque à le soulever. Denis poussa un soupir de soulagement. Ses vêtements étaient imprégnés du sang de l’inconnu et Lise songea qu’ils allaient se faire rudement recevoir à la maison.

– Tu devrais rentrer, chuchota-t-elle à son frère, rassurer les parents.

– Pour prendre la raclée pour nous deux, c’est ça ?

Lise se rencogna et ils trottèrent derrière la moniale. Leur entrée fit sensation parmi les femmes qu’ils croisèrent, et bien des regards convergèrent avec curiosité sur la fillette que Lise tenait dans ses bras et qu’elle commençait à trouver fort lourde. Dans l’atmosphère plus douce de l’abbaye, il devenait également de plus en plus évident que la fillette avait besoin d’être changée. Tout en traversant l’édifice, la vigoureuse sœur Coline lançait des ordres à droite à gauche : allez chercher l’abbesse, apportez du bois, amenez de l’eau et du linge. Si bien que, quand elle parvint à l’infirmerie avec le blessé, tout ou presque y était déjà prêt : une sœur commençait à allumer un feu dans le petit âtre, une autre déposait une bassine fumante. L’épée fut prise des mains de Lise, mais on lui laissa l’enfant. L’abbesse, mère Régine, arriva sur ces entrefaites. Lise connaissait l’infirmerie, pour y avoir déjà été soignée par les sœurs : les étagères pleines de flasques et de pots mystérieux l’avaient toujours intriguée comme les éléments d’un laboratoire interdit. A part cela, c’était une petite pièce assez basse de plafond, munie d’une seule fenêtre. Le chevalier fut étendu sur l’une des paillasses au sol : il avait les yeux fermés et ne réagissait plus.

– En voilà un qui s’évanouit à propos, au moment de s’expliquer devant l’abbesse.

– Et donc, sœur Coline, lança ladite maîtresse des lieux, comment cet individu est-il arrivé entre vos bras ?

– Ce sont les enfants Carpentier, mère abbesse. Il paraît que quand ils vont à la cueillette aux champignons ils ramassent des chevaliers dans la détresse.

– Il ne faudrait pas ébruiter cela, sans quoi toutes nos pucelles se retrouveraient demain à la cueillette aux champignons.

– Il y a l’enfant aussi, s’exclama Lise qui se sentait oubliée.

– Voilà une histoire, fit mère Régine. Tout le monde dehors, à part sœur Alix qui reste pour s’occuper du blessé, et sœur Coline pour la seconder. Les enfants, vous allez venir avec moi. Je vais envoyer quelqu’un prévenir vos parents, vous allez vous débarbouiller ainsi que cette enfant et vous me raconterez votre aventure devant un repas chaud.

***

Peu de temps après, Lise et son frère se retrouvaient en effet devant une écuelle fumante, aux côtés de la petite fille rehaussée sur un coussin, mais qui ne touchait pas à son assiette.

– Allons, mange, petite, dit la mère abbesse. Je parie que tu meurs de faim. Comment t’appelles-tu ?

La fillette resta muette. Elle avait le regard vague et les joues très roses à la lueur des bougies. La religieuse passa la main sur son front.

– Elle a un peu de fièvre, commenta-t-elle. Et elle semble choquée.

– Regarde, dit Lise, et elle prit d’autorité la cuiller pour la placer devant la bouche de la fillette. Par automatisme, celle-ci ouvrit la bouche et Lise y fourra la nourriture. La mère eut un hochement de tête approbateur.

– Tu sais y faire avec les enfants.

– J’ai quatre bébés à la maison, dit-elle en souriant à Denis qui ne manqua pas de réagir :

– Je ne suis pas un bébé !

Quand ils eurent fini leur repas, la sœur abbesse demanda à une sœur d’aller coucher la fillette, puis se tourna vers les deux enfants.

– A nous, maintenant.

Lise raconta toute leur aventure, interrompue de temps à autre par son frère qui tenait à ajouter des détails. L’abbesse les écouta avec attention jusqu’au bout. Puis elle dit :

– Les enfants, vous avez fait ce qu’il faut, car il ne faut pas laisser son prochain dans le besoin. Maintenant, je vais vous demander d’oublier cette histoire, et surtout de ne pas retourner à proximité de l’endroit où vous avez vu ces hommes.

– Mais pourquoi ?? s’exclama Lise. Je veux revenir voir le chevalier demain.

– Il n’en est pas question. Tu n’as pas l’air d’en avoir conscience, Lise, mais vous avez sans doute ramené un criminel, et dangereux. C’est une chance qu’il ait été trop faible pour vous faire du mal, et…

– Que savez-vous qu’il soit un criminel ? s’écria Lise.

– Il nous a promis une récompense ! enchérit Denis.

– De ce que vous m’avez décrit, répliqua l’abbesse, il a probablement tué les trois soldats dans ce bois. Or, un homme recherché par des soldats est le plus souvent un criminel ; et s’il ne l’était pas, il l’est maintenant du fait de ces meurtres. Et le fait qu’il soit capable de tuer trois soldats à lui seul n’a rien pour me rassurer.

Lise resta abasourdie. Elle n’avait pas envisagé les choses sous cet angle.

– Mais la petite fille…

– Peut-être précisément la raison pour laquelle il était poursuivi, en effet. Elle portait de fins vêtements sous la cape qui la couvrait : c’est une enfant de riches, peut-être de nobles. Il a dû l’enlever. S’il survit à ses blessures, nous en saurons sans doute plus, mais il est hors de question de vous exposer davantage.

Les deux enfants furent réduits au silence. D’un ton plus doux, l’abbesse leur dit :

– Allons, vous vous êtes comportés comme de bons chrétiens. Rentrez chez vous maintenant.

– Est-ce que je pourrais au moins revoir la petite fille ? quémanda Lise.

– Nous verrons cela.

Lise sourit : c’était la réponse la plus proche d’un oui qu’elle pouvait espérer. Docilement, les enfants quittèrent l’abbaye, et ses mystérieux hôtes.

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