Les Clarisses - 4
– Mère abbesse, il s’est éveillé.
– Après presque deux jours, je n’y croyais plus. Sœur Coline, venez avec moi, je vous prie, nous avons des questions à poser à notre protégé.
Ainsi accompagnée de la forte femme de l’abbaye, mère Régine pénétra dans l’infirmerie. Le chevalier tourna aussitôt la tête vers elles. Il était parfaitement éveillé, quoiqu’il ne pût guère plus que tendre le cou vers les visiteuses. Sa tête était entourée d’un bandage, mais mère Régine vit son visage mieux qu’elle ne l’avait pu jusqu’alors, et elle en fut troublée, car quelque chose en lui éveillait sa mémoire. Avant qu’elle ait pu l’interroger, le blessé demanda aussitôt :
– Où est Amelina ?
– Amelina ? Oh… l’enfant ?
Le déclic se fit soudain dans l’esprit de l’abbesse. Amelina, les armoiries sur l’épée.
– Amelina d’Autremont ! murmura-t-elle tout bas.
Comment avait-elle pu oublier l’existence de cette enfant ? Elle avait entendu parler de sa naissance… il y a bientôt trois ans ? Cela concordait. Le blessé s’agita.
– Vous me retenez prisonnier. Vous l’avez livrée n’est-ce pas ?
Ses yeux fiévreux étaient anormalement élargis, et il transpirait abondamment. L’abbesse comprit qu’il souffrait et que la douleur rendait son esprit confus. Elle prit sur le plan de travail un bol préparé à cet effet.
– Buvez ceci, cela vous apaisera. Vous êtes à l’abbaye de Clarisses de Saint-Joseph-des-Bois, je suis l’abbesse mère Régine. Personne ne vous fera de mal ici, non plus qu’à l’enfant. Vous avez été trouvé dans le bois par des enfants du village, et nous ignorons tout de vous.
L’homme regarda le bol comme s’il se demandait comment diable on se servait de ce machin-là.
– C’est de la jusquiame. Contre la douleur. Buvez sans crainte.
– Amelina…
L’abbesse soupira.
– Sœur Coline, auriez-vous l’amabilité d’aller chercher l’enfant ?
La religieuse obtempéra. Le blessé parut cogiter quelques instants, puis il saisit enfin le bol qu’on lui tendait. Il but si vite qu’il s’étrangla à demi. Il devait mourir de soif. L’abbesse lui resservit du vin coupé d’eau, pour refaire le sang, qu’il engloutit avec la même célérité.
Sœur Coline revint, la petite fille avec elle. Un sourire transforma le visage du blessé. La petite se dirigea vers son bras tendu.
– D… D… Dan’, dit-elle.
« Ah ! Elle parle donc. Mais elle bégaie. »
L’homme lui caressa le visage, en murmurant quelques mots que l’abbesse ne put saisir. La petite tendit le bras vers le bandage qu’il avait autour de la tête et voulut l’agripper.
– Ne touche pas, dit vivement sœur Coline en retenant l’enfant. Tu vas lui faire mal.
– Etes-vous rassuré à présent ? dit la mère abbesse. Aurez-vous l’amabilité de me donner votre nom ?
Le blessé acquiesça. Ses traits s’étaient un peu détendus.
– Mon nom est Daniel de Mourjevoic. Je suis… j’étais chevalier et vassal de Vivian d’Autremont.
– Alors cette petite est bien Amelina d’Autremont, n’est-ce pas ?
Il hésita, se mordit les lèvres, puis parut se résoudre à l’idée qu’il ne servait à rien de nier.
– Oui, mère abbesse. Je vous conjure de garder sa présence secrète, et secret son nom à ceux qui savent déjà sa présence, car elle est en grand danger.
– Vous l’avez enlevée pour la soustraire à sire Victor, le nouveau duc.
– Ça ne s’est pas exactement passé ainsi, mais il est vrai que je l’éloigne de Victor. Elle est supposée morte, et Victor souhaiterait vivement rendre vraie cette croyance, car si l’héritière de Vivian est en vie, il n’est qu’un usurpateur.
– Où comptez-vous l’emmener ainsi ?
– Chez sa famille maternelle… en Beljour.
Parler lui coûtait visiblement, et l’abbesse savait qu’elle le fatiguait, mais quelque chose l’intriguait chez ce chevalier. C’était évidemment un combattant d’une force rare, mais il n’avait pas l’aura des hommes de guerre, plutôt une espèce de douceur qu’elle avait davantage rencontrée parmi des hommes de Dieu. Ses mains étaient fines comme celle d’un scribe ou d’un musicien, elle ne les imaginait pas tenir l’épée redoutable qu’elle avait confisquée. Et son visage lui était décidément familier.
– Qu’est-ce qui vous pousse à un tel dévouement pour cette enfant ? murmura-t-elle.
– Elle est tout… tout ce qui reste.
La petite le fixait. Comprenait-elle qu’on parlait d’elle ? L’intensité de son regard était sans commune mesure avec les yeux vides qu’elle arborait jusqu’alors, mais l’abbesse n’était pas sûre de ce qui agitait ce si jeune esprit. Que de sang avait déjà souillé les pages de sa brève existence ! Le chevalier se tourna vers mère Régine, la supplication dans le regard.
– Je vous en prie, aidez-moi à la protéger.
– Vous n’avez rien à craindre pour l’instant. Occupez-vous de vous remettre de vos blessures. Si des soldats vous cherchent, nous aurons de quoi vous cacher.
En sortant de l’infirmerie, mère Régine s’aperçut que sœur Coline faisait à peine effort pour dissimuler un amusement irrésistible.
– Puis-je savoir ce qui me vaut cet air narquois, ma fille ?
– Pardonnez-moi, ma mère, mais je n’ai jamais vu personne vous faire un tel effet. Il a réussi en quelques minutes ce qui m’a demandé des années à vos côtés.
– A savoir ? dit l’abbesse d’un ton sec.
– Ma foi, vous apprivoiser. Il n’y a pas une heure vous le faisiez verrouiller à double tour de crainte qu’il n’aille égorger toute l’abbaye, et voilà que non seulement vous avez omis cette fois de l’enfermer, mais vous lui avez assuré protection et même complicité contre ses ennemis.
L’abbesse fut prise au dépourvu.
– Vous avez raison. J’ai manqué de prudence, et peut-être suis-je en train de nuire aux intérêts de l’abbaye.
– Peut-être est-ce par la volonté de Dieu qu’il a trouvé le chemin de l’abbaye et que la compassion a trouvé celui de votre cœur.
– C’est certainement la raison que vous exposerez à nos filles, car vous n’êtes pas du genre à jaser n’est-ce pas ?
***
Victor de Galefeuille n’était point si idiot qu’il ne put deviner où Daniel tâcherait d’emmener Amelina. Aussi, lorsqu’il fut clair que les cavaliers lancés à la poursuite du chevalier ne reviendraient pas, envoya-t-il des éclaireurs à la recherche de sa trace en direction de l’est, vers le comté de Beljour. Par chance, la course éperdue de Daniel l’avait tout à fait dévoyé de son chemin, le fief de Saint-Joseph-des-Bois se trouvait bien trop au nord par rapport à la route la plus directe. Les chevaux des soldats qui avaient perdu la vie dans le bois, abandonnés à eux-mêmes, furent trouvés par des paysans modestes. L’aubaine fut trop bonne à prendre : ils les abattirent promptement et en firent festin. Les corps avaient été retirés du bois et enterrés. La pauvre monture de Daniel fut bientôt entièrement dévorée par les bêtes sauvages. De sorte que toute trace de cette poursuite disparut, et que les envoyés de Galefeuille cherchèrent en vain pendant plusieurs semaines. Galefeuille envoya des émissaires un peu partout, pour donner le signalement du chevalier recherché et de l’enfant qu’il disait avoir été enlevée ; l’un d’eux parvint à l’abbaye de Saint-Joseph-des-Bois, il va sans dire que son message resta lettre morte.
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