Les Clarisses - 8

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Le lendemain, Daniel récupéra ses effets et fit ses adieux aux sœurs. Il lui sembla que tout le monde était soulagé de son départ, quoiqu’il y eût quelque chaleur dans l’adieu de l’abbesse – peut-être aidé par le généreux don que Daniel fit à l’abbaye avant de la quitter.

Daniel acheta une petite mule, pour porter Amelina et ses menues affaires, et le petit équipage s’éloigna du village. Ils avaient dépassé depuis peu les dernières maisons, lorsqu’un éclat de voix et un bruit de course se fit entendre dans leur dos ; Daniel porta brusquement sa main à sa hanche, sous sa cape. Il la gardait dissimulée, mais Matthieu savait qu’il y portait une lame, et ce réflexe lui donna fort à penser. Ce n’était que Lise, qui courait vers eux.

– Messire chevalier ! cria-t-elle.

– Ne m’appelle pas ainsi, voyons, dit Daniel, mais le mal était fait.

Matthieu ne broncha pas, toutefois, et feignit l’indifférence. Un chevalier ! Dans peu de temps, il apprendrait peut-être qu’il était noble. Que de distance se creusait avec son beau compagnon…

– Vous vouliez partir sans nous voir, dit Lise avec reproche.

– Les sœurs ne vous ont-elles pas donné de l’argent de ma part ?

– Oh, si. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire, dit-elle avec une indignation un peu surjouée.

– Je vous suis infiniment reconnaissant, à ton frère et à toi. Mais je crois que les sœurs ne tenaient guère à ce que je vous revoie. Si elles te savaient là, elles te gronderaient.

– Mais elles ne le sauront pas, puisque vous n’allez pas retourner là-bas pour le leur dire, répliqua Lise avec un ton d’implacable évidence. Moi, je n’ai pas peur de vous, ajouta-t-elle avec un peu de fanfaronnade.

Elle fit un signe et un sourire à la fillette juchée sur sa mule.

– Tu me reconnais ? Comment t’appelles-tu ?

– Anne, répondit Daniel à sa place.

– Moi, je m’appelle Lise.

– Et moi Pierre. Lise, je suis très reconnaissant pour ce que ton frère et toi avez fait. Maintenant, nous devons reprendre la route.

Même à Lise, il était clair que le chevalier cherchait à l’écarter, mais elle chercha le moyen de faire durer l’entretien. Sa découverte de l’enfant et du chevalier avait été l’évènement le plus extraordinaire de sa jeune vie, elle ne voulait pas les voir disparaître ainsi, bien que l’homme l’effrayât un peu, quoiqu’elle pût en dire.

– Êtes-vous tout à fait remis ?

– Tout à fait. Les sœurs ont l’art de guérir. Tu as été sage en m’emmenant chez elles.

– Vous reviendrez ?

– Peut-être.

Matthieu douta qu’il en eût l’intention. Il voulait se débarrasser de la fillette. Elle s’accrocha une dernière fois :

– Vous ne nous oublierez pas ?

– On n’oublie pas ceux qui nous sauvent.

Un accent plus sincère résonna dans ces dernières paroles, qu’il appuya d’un sourire. On ne peut pas résister à ce sourire, se dit Matthieu, et en effet la fillette y céda. Elle fit un adieu d’un signe de main et se sauva.

***

Sans que cela ne surprenne plus guère Matthieu, Daniel s’engagea sur les petites routes, au lieu des grands chemins les plus faciles. Plusieurs fois, Daniel lui laissa entendre qu’il n’avait pas à l’accompagner s’il désirait choisir une voie plus facile, mais Matthieu joua les naïfs. La nuit tomba assez tard, et promettait d’être douce et constellée d’étoiles. Ils établirent un petit campement près d’un bosquet, et l’obscurité tomba lentement tandis qu’ils achevaient un repas frugal autour du feu. Quoique Matthieu en eût, ils devaient se quitter le lendemain : le jeune apprenti ne pouvait guère se permettre de s’attacher davantage à leur pas. Il regarda son compagnon envelopper la fillette dans une couverture sous laquelle elle disparaissait presque entièrement, tandis qu’elle se lovait comme un petit animal pour s’endormir presque aussitôt.

– C’est vraiment une jolie petite fille, dit Matthieu pour faire la conversation.

Daniel hocha la tête, mais resta silencieux comme à son habitude. L’habituelle faconde de Matthieu se trouvait soudain tarie. Il ne le verrait plus jamais, il en était certain ; il ne l’oublierait pas, ne serait-ce qu’à cause des dessins qu’il gardait précieusement dans son sac, mais il aurait voulu laisser aussi au chevalier un souvenir.

Daniel sentit sur lui un de ces regards que le jeune apprenti posait sur lui et qui le faisaient un peu rougir sans qu’il eût bien conscience ; mais quand ses yeux croisèrent les siens, pour la première fois Matthieu ne sourit pas. Il était triste et ne s’en cachait pas. L’habituelle gaieté qui l’ensoleillait l’avait quitté, et son visage en semblait tout différent. Daniel se surprit à penser qu’il donnerait beaucoup à cet instant pour voir son sourire rayonner à nouveau.

– Vous semblez triste, dit-il d’un ton interrogateur.

– C’est vrai. Demain je vous quitterai pour prendre la route de l’ouest. Je sais que vous serez soulagé d’être débarrassé de mon insufférable caquetage, dit-il avec un vague sourire d’auto-dérision, mais de mon côté, vous me manquerez.

Daniel se trouva pris de court par cet aveu d’amitié. La vigilance et la méfiance constante qu’il devait exercer lui avait fait presque oublier la possibilité d’un sentiment spontané. Les mots lui manquèrent d’abord, mais il se souvint d’un geste, et tendit la main. Sa langue se délia :

– Votre caquetage me manquera pourtant. Je vous aime bien.

Le visage du jeune homme s’éclaira. Victoire, songea Daniel, et il en fut tout heureux. Matthieu prit la main qu’il lui tendait, mais point tout à fait comme Daniel s’y attendait : il la prit délicatement, dans une caresse. Il y avait si peu à se tromper sur ce geste simple que le chevalier se sentit rougir comme une pucelle. La situation prit soudain un tout autre sens que celui qu’il lui donnait.

– Mais je… ce n’est pas…

– Oh… peut-être êtes-vous marié ? dit Matthieu avec une soudaine inquiétude.

Daniel sentit ses lèvres s’étirer d’un amer sourire. Allons, ce bougre-là est encore plus sage que moi : il aime des personnes non mariées.

– Je ne suis pas marié.

Matthieu sourit à nouveau de ce sourire solaire qui touchait tant Daniel. Il s’approcha, passa une main dernière sa nuque et l’embrassa. Le souvenir d’une tendresse, d’une langue passant sur ses lèvres, ranima une chaleur oubliée dans la poitrine de Daniel ; sans oser répondre à sa caresse, il fut incapable de repousser le jeune homme, et resta paralysé tandis que celui-ci déposait d’autres baisers sur son visage. Daniel sentait le contact un peu râpeux, étrange de sa barbe, en même temps que la douceur de ses lèvres sur ses joues, ses oreilles, son cou. Ses pensées tourbillonnaient, son sang pulsait trop vite là où les baisers de Matthieu venaient le brûler. Le garçon glissa sa main valide dans l’échancrure du vêtement de Daniel ; sans le vouloir, il vint frôler une des cicatrices encore récente ; le souvenir de la morsure du métal claqua dans la mémoire de Daniel. Il cria tout à coup : « Arrête ! »

Matthieu s’écarta aussitôt. Une expression contrite assombrit de nouveau son visage.

– Je suis désolé.

Daniel sentait son cœur battre comme un tambour. La lucidité lui revenait peu à peu. Il ressentit un élan de colère contre Matthieu, contre lui-même. Il y a quelques jours de cela, la simple pensée qu’un homme pût l’approcher ainsi lui aurait fait horreur, tant on lui avait dépeint la bougrerie comme le péché le plus infâme. « Suis-je donc si faible que n’importe qui, parce qu’il me touche avec tendresse, peut obtenir ce qu’il veut ? » se fustigea-t-il. Il n’était que trop conscient que c’était le souvenir de la douleur, bien plus qu’un manque de goût pour la situation, qui l’avait fait repousser son compagnon. Il lui semblait une éternité que sa peau n’avait reçue contact si doux, et il tâcha de se justifier par ce manque. Toutes sortes de paroles fâcheuses lui montèrent aux lèvres, mais il les ravala, conscient qu’il serait injuste de blesser Matthieu quand c’était à lui-même qu’il en voulait. Et puis le jeune homme le regardait maintenant avec une telle expression de chiot suppliant qu’il l’apitoya presque jusqu’au rire.

– Ce n’est rien, dit-il. Seulement je…

– Je comprends. Vous n’aimez pas les hommes.

Daniel acquiesça. Il aurait voulu en être aussi certain à présent qu’il l’était une heure auparavant.

– Je vous demande pardon. Je n’aurais pas dû…

– Ce n’est pas grave. Oublions cela.

– Ah ! Je crois que vous m’en demandez trop, fit Matthieu en esquissant de nouveau un timide sourire.

Daniel rougit de nouveau.

– Me gardez-vous votre amitié malgré cela, ami Pierre ?

Daniel fut bien près d’avouer son vrai nom ; comme il était difficile de mentir à ce jeune homme si transparent !

– Mais oui, dit-il avec effort. Quoique je doute que nous nous reverrons.

– Maintenant au moins, dit Matthieu avec une expression mi heureuse mi contrite, je suis sûr que vous ne m’oublierez pas.

Encore une fois les manières du jeune homme amollirent Daniel. Pourquoi toutes ces personnes qui ne savaient rien de lui tenaient tant à laisser une trace dans sa mémoire ?

– Assurément non, répondit-il, et ils se sourirent.

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