Deux mots

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J’avais fermé la porte doucement. Un dernier coup d’oeil en arrière. La gamine m’avait fait au revoir de la main à travers la fenêtre avec un petit sourire triste. J’avais pris la route qui longeait les rails pour ensuite passer par le parc.

-Tu sais que c’est notre boulot ça.

L’homme qui m’avait parlé était assis sur un banc. Un grand à la peau noire.

-Je vous demande pardon ?

-Ce n’est pas nécessaire jeune homme, tu as fait de l’excellent travail. Mais dis moi, cette femme avait plus du double de ton âge. C’est plutôt impressionnant.

Je l’avais détaillé de haut en bas. Il n’avait pas scillé.

-C’est que je suis plutôt mature.

-Tu ne fais pas tes dix-huit ans, je te l’accorde. Comment tu t’appelles ?

J’avais regardé par là où j’étais venu.

-Ça dépend pour qui. Vous êtes…

Il avait haussé un sourcil.

-Vous êtes une Muse, c’est ça ?

Il avait sourit.

Quelques jous plus tard, j’apprenais tout sur les Muses, les Anges et les Artistes. Sur l’immense plan de Deus. Sur son projet.

-Partout dans le monde, se trouvent des Artistes, m’avait-il expliqué alors que nous marchions sur le bord d’un fleuve. Des femmes et des hommes qui ont du talent. Musique, peinture, sculpture, écriture. Des tonnes et des tonnes de talent. Et leur talent sont étroitement lié à leurs émotions. Sans elles, les Artistes ne peuvent créer. Mais c’est bien souvent ces mêmes émotions qui les bloquent. Combien de personne as-tu vu cacher leur dessin à un ami qui les découvrait par erreur ? Ne pas oser chanter en présence des autres ? Se contenter de poser des mots sur une page avant de la déchirer ? Je veux libérer ces gens de leurs émotions les plus sombres pour qu’il ne reste que les meilleures. Celles qui leur permettront de créer et surtout, de partager. Voilà à quoi nous servons, nous, les Muses.

La vision de Deus. Je la partageais volontiers. Du moins jusqu’à ce soir.

La première bouteille gisait sur la table de l’alcove dont je m’étais proclamé seul occupant. J’ouvris la deuxième que j’avais subtilisé à un serveur non sous le regard agacé de Deus.

Putain de Muse de merde !

Prétentieuses petites salopes !

-Vous êtes rien. Et vous ne le savez même pas. Vous et vos putains d’émotions à la con.

Je finis mon verre et m’en servis un autre.

-Allez au diable.

-Il n’a pas voulu de moi, répondit une voix.

Je contemplai le bourbon au fond de mon verre sans le voir vraiment.

-Alors ça veut dire que vous êtes moche.

Je vis vaguement une forme s’asseoir de l’autre coté de la table.

-Même en étant le plus dégénéré des attardés, vous devriez voir que j’ai pas besoin de compagnies.

-Non, vous avez seulement besoin d’une de ces prétentieuses petites salopes de Muse.

Manie numéro une quand je bois. Je ne sais plus si je pense ou si je parle. Ce qui pourrait être amusant si j’en étais conscient.

Une main apparut dans le champ net de ma vision pour me piquer mon verre. Il revint avec une trace de rouge à lèvre sur le côté opposé avec lequel je buvais. S’en suivis un mouvement à côté. Une carte de tarot.

Alors que je la reconnus, mon sang ne fit qu’un tour et je dégrisai. Un peu. Les murs avaient toujours la facheuse tendance à tourner quand je bougeais la tête mais j’y voyais à nouveau clair. De près. Si rien ne bougeait.

L’Impératrice.

C’était ce que la carte représentait.

Autrement dit, la meilleure d’entre elle.

C’est amusant comme certaines personnes pensent être meilleurs que celles qui sont complètement bourrés. Elles oublient rapidement qu’elles peuvent rapidement être dans le même état avec un peu de lacher prise. Et c’est à se demander qui des deux personnes a le plus de contrôle sur sa vie entre la sobre et la bourrée.

Non que j’estimai être en meilleure posture que la dame qui semblait avoir son jeté son dévolu, ou quoi que ce soit, sur moi, mais cette carte devant moi venait de réveiller l’amertume et la colère que je tentais de noyer depuis plusieurs heures.

-Règle numéro une, ne jamais montré sa carte à qui que ce soit, grommelai-je en repoussant ce maudit bout de papier.

-À dire vrai, c’est la cinquième, mais l’Hermite n’a jamais vraiment joué selon les règles, n’est-ce pas ?

Bon, eh bien, déclenchons les hostilités.

Je levai les yeux pour contempler une magnifique femme à la chevelure brune et aux lèvres rouges claquant. Ses yeux étaient rapidement maquillés et son sourire espiègle. Son sac à main négligemment posé à côté d’elle s’accordait avec sa tenue d’un noir d’encre.

Bordel qu’elle était sexy !

Oui, je sais, les hommes…

-Est-ce qu’on peut passer le moment où vous essayer d’en apprendre plus sur moi, ou sur l’homme que j’ai été ? Celui où je vous renvois chier de la pire des manières ? Celui où vous insistez en pensant avoir le dessus ? Celui où vous avez, effectivement, le dessus ? Et donc passer directement au moment où je fais mine de m’en aller, de tituber et de vous vomir dessus, achevant de vous dégoûter une bonne fois pour toutes ?

-Vous êtes donc conscient que vous ne gagnerez pas cette conversation.

Sa voix d’un tenor déconcertant avait le pouvoir de s’immiscer au plus profond de votre tête.

-Savez-vous ce que faisait le baron rouge pour être si bon ? Il choisissait ses combats et volait toujours loin au dessus de la bataille avant de décider de s’y engager ou pas. Madame, j’ai le cerveau noyé dans un litre de bourbon et j’ai pas une conversation stimulante à mon actif depuis des années. Vous calculez chacun des mouvements de vos contrats sur plusieurs jours voire semaines et vous êtes sobre. Putain oui que je vais fuir cette situation sans le moindre regret !

Je me levai. Trop brusquement. Le monde se transforma en une bouillie le temps d’un instant et ma main attrapa fermement la table.

-J’ai un contrat.

-Mes condoléances, crachai-je.

-Sur vous.

Le monde s’arrêta de tourner. Portait-elle des lentilles pour rendre ses yeux si brillants ou étaient-ils toujours si magnifiquement verts étincellant ?

Je repris ma place en m’écroulant sur le canapé de l’alcove. Je fixai le plafond dans l’espoir d’y trouver un remède miracle pour désaouler rapidement. Sans succès bien sûr, mais c’était toujours mieux que l’image de cette succube à la voix si tentante.

-Vous ressemblez à un gamin prétendant ne pas être ennuyé. Allez-vous vous boucher les oreilles aussi ? Évidemment que vous le faites.

Le fait d’être privé de l’ouie n’arrangea pas mon état. La position n’était pas non plus des plus facile à tenir. J’écrasai mes paumes contre mes tempes.

-Ah bordel de merde ! Pouvez-vous au moins me dire si vous avez attendu que j’ai sifflé la bouteille ou êtes-vous arrivée que récemment ?

Je ne la laissai pas répondre, quant bien même j’ignorai si elle avait essayé.

-Attendez. Vous avez une mèche de cheveux anormalement décoiffée, votre maquillage a un défaut sur le côté de l’oeil droit et votre col de veste est rabbatu dans le mauvais sens. Vous êtes venue précipitament. C’est donc Deus qui a attendu que je sois bourré. Connard manipulateur. Ça fait combien de temps que vous avez ce contrat ?

Je n’obtins aucune réponse alors je décidai de la regarder. Elle me dévisageai avec toujours ce sourire en coin amusé.

-Voilà qui est intéressant.

-Allez vous faire foutre.

Je retournai à la contemplation du plafond.

-Si vous voulez tout savoir, j’ai votre dossier depuis trois mois.

-Oh, juste après Mickaël alors. Il va bien ?

-Je ne sais même pas qui c’est.

-Manière polie de dire que vous en avez rien à foutre.

-Parce que vous oui ?

-Y’a toujours eu des motifs au plafond ?

-Absolument pas.

-Et bah devrait y en avoir. Ça voudrait dire que je peux m’échapper de cette conversation.

-Ma compagnie vous dérange tant que ça ?

Je replongeai mon regard dans le sien.

-Je ne déteste pas vous regarder. Tout comme j’apprécie vous entendre. Mais ce sont vos mots qui sonnent comme des ongles sur un tableau noir. Un contrat ? Sur moi ? Depuis quand je suis un Artiste ? Je ne serais même plus un Ange d’ici à demain.

Je perçus un signe d’agacement de sa part. Feind ou vrai, j’en savais rien.

-Vous allez réellement faire comme si vous ne compreniez pas ? Je m’attendais à un peu plus de la part de l’Hermite.

Ma main plongea dans ma sacoche à côté de moi. Avais-je failli l’oublier en voulant partir ? J’en sortis mon portefeuille que je jetais sur la table. Un peu trop fort. Il glissa mais elle le rattrapa d’un geste précis et rapide.

-Regardez ma carte. Et pas touche à mes tickets de pari !

J’attendis sa réponse en fixant un point imaginaire derrière elle. Peu m’importait qu’elle fouille dans mes papiers, elle n’apprendrait rien de plus que ce qu’elle devait déjà avoir dans son dossier. Si tant est qu’elle avait effectivement un contrat sur moi.

Alors que je m’efforçai de respirer à grande bouffée d’air, je la vis sortir ma carte.

-Amusant, non ?

-Le Huit de Coupe. Je vous mentirais si je vous disez que je suis surprise.

-Évidemment que vous êtes pas surprise, Deus vous aura parlé de son sens de l’humour à chier. Le Huit de Coupe représente l’équilibre des émotions. Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un émotionnellement équilibré, là ?

-L’alcool y est pour beaucoup.

-Penser que mes capacités sont altérées par l’alcool est une bonne observation mais ne faites pas l’erreur d’espérer que je suis plus abordable une fois sobre. À dire vrai, je suis sûr que Deus pensait le contraire en vous envoyant ici ce soir. Merde, il a même certainement insisté sur ma sobriété de ce soir pour que je fasse précisément le contraire. Je vous ai déjà dit que c’était un connard manipulateur ?

-Vous avez fini ?

-Bien sûr que non. Je compte bien déblatérer comme ça pendant de longues minutes afin de décuver suffisament pour vous échapper avant que vous me présentiez le dossier que vous avez sur moi.

Elle arqua un sourcil interrogateur.

-C’est bien pour ça que vous êtes là non ? Vous jouez franc jeu sur le contrat, allant jusqu’à tout me montrer, dossier compris. Jouant sur le côté confiance et camaraderie. Essayant de me convaincre de… de quoi d’ailleurs ? Je vous l’ai dit, je ne suis pas un Artiste. Sauf si être désagréable est un art, auquel cas, je signe tout de suite pour une tournée mondiale.

-Vous le sauriez déjà si vous me laissiez en placer une.

-Vous laissez parler, c’est prendre le risque de vous apprécier, ou pire, de vous croire. Et entre nous, si vous n’êtes pas capable d’arrêter un simple Ange de parler, c’est que vous usurpez votre titre de meilleure Muse.

Elle fit la moue et sortit un tas de papier à peine tenu par un trombone.

-Il y a un peu de vrai là dedans, n’est-ce pas. Je ne fais que garder la place chaude.

Elle laissa tomber le dossier sur la table, manquant de renverser mon verre dont j’avais totalement oublié l’existence. Je l’entrouvris par curiosité et pus lire la première page.

Artiste : Edsy

Quêteur : Deus

Ange : Deus

Muse : Mylca

-Je vois que les règles ne s’appliquent pas à notre cher Deus. Quêteur et Ange ?

-Il était le seul à pouvoir remplir ce rôle. Vous auriez repéré n’importe quel Ange.

-Sympa le léchage de cul, vous faites les boules aussi ?

Un dossier s’abbatit sur le premier. Je retirai ma main brusquement.

-Alors ça, j’avoue ne pas l’avoir vu venir. Vous avez deux contrats ?

-Non.

Je sentis mon visage se fermer. J’avais compris.

Voyez-vous, j’aime jouer. Et c’est ce que je faisais depuis le début de cette conversation. Elle le savait et c’est pour ça qu’elle ne s’offusquait pas de mes remarques. Elle attendait seulement de pouvoir me poser cette bombe devant les yeux.

Mon coeur s’accéléra. Le monde ralentit. Il ne restait plus que nous deux, nous fixant dans les yeux.

-Il se passe quoi si j’ouvre ce dossier ?

-Vous verrez le début de mon plan.

Je glissai lentement un doigt sous la couverture.

Nous retenions tous deux notre respirations dans un silence d’attente insoutenable.

Mon regard descendit sur la première page du dossier à peine ouvert et s’arrêtèrent sur deux mots. Des mots qui firent ressurgir en tas de souvenirs et d’émotions enfouies depuis huit ans. Se matérialisant en l’image d’une allée ensoleillée, d’arbres en fleur, d’une robe tâchée. En l’odeur de chaud et de sang. En la douleur au milieu de ma poitrine.

Mes yeux se fermèrent doucement alors que je soufflai tout l’air des mes poumons.

Deux mots.

Muse : Edsy

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