10
N.B. : Chapitre écrit en écoutant Experience par Ludovico Einaudi https://www.youtube.com/watch?v=_VONMkKkdf4
Ce soir, c'est le dernier soir que nous passons ici. Demain, il faudra reprendre la route et retourner à nos vies, après cette parenthèse merveilleuse des vacances entre amis. Alors autant dire qu'on doit profiter pleinement de cette soirée. Nous avons réservé un joli petit restaurant au bord de l'océan avec Marcus et ses amis. Et bien sûr, nous avons décidé de nous mettre sur notre trente-et-un. C'est comme ça que depuis dix-huit heures, l'appartement résonnent d'éclats de rire mais aussi d'exclamations fortes, tout ça attisé par une atmosphère électrisante. Deux heures pour que cinq personnes se préparent, ça fait juste, surtout dans notre petite salle de bains qui est rapidement devenue un capharnaüm.
Mais contre toute attente, nous sommes prêts à l'heure, pour une fois. Antoine et Claude ont opté pour une chemise blanche et un pantalon sobre – vive la diversité chez les hommes hétéros. Manon s'est parée d'un très joli maquillage grâce aux conseils et à l'aide de Camille. Cette dernière porte une jolie robe violette à fleurs blanches qui donne un teint lumineux à sa peau sombre à laquelle elle rajouté un ruban de la même couleur dans ses cheveux. Quant à moi, j'ai revêtu une chemise à manches courtes verte traversée par deux bandes crème et un pantalon clair. Manon et Camille m'ont certifié que j'étais beau comme ça, mais je ne peux pas les croire entièrement ; ce sont mes amies, après tout.
Quoi qu'il en soit, nous partons de bonne humeur en direction de la plage. Et même si j'ai le cœur gros, j'essaye de sourire malgré tout à la perspective de passer une très bonne soirée en compagnie de mes amis.
Claudia et Adrien sont déjà là quand nous arrivons. Nous attendons les deux retardataires devant le restaurant en bavardant. J'aperçois enfin Marcus et Julia qui nous font un petit signe de la main. Un sourire apparaît sur mon visage. Marcus s'approche de moi en premier pour m'embrasser devant les sifflements de nos amis avant de dire bonjour à tout le monde. Puis, il revient vite vers moi et chuchote à mon oreille en passant une main dans mon dos :
— Tu es beau comme ça.
Le rouge me monte aux joues. Je lui rends son compliment en toute sincérité : il porte un t-shirt blanc tout simple mais il me permet d'admirer ses muscles cachés sous le tissu, comme son chino qui fait ressortir ses fesses que je me suis empressé de regarder quand il a tourné le dos pour saluer Camille. Je sens le désir monter en moi.
— Tu arrêtes de rêvasser ? s'écrie Manon en me poussant pour entrer dans le restaurant.
— Ça va, ça va, marmonné-je.
Le dîner a été un régal et l’atmosphère, bon enfant, certainement aidée par les trois bouteilles de vins que nous avons bu. J'ai Camille et Manon à mes côtés, Marcus est assis devant moi, ce qui a été la plus belle vue que je puisse avoir. Nous n'avons cessé de nous lancer des regards en biais et des sourires coquins, ce qui a attiré les rires moqueurs de Claude et par conséquent, l'attention de tous. Mais ça n'a pas empêché Marcus de faire quelques sous-entendus des plus offusquants ou de faire attention si tout ce que je mangeais était à mon goût.
La conversation a tourné principalement autour de la rentrée et du retour à la vie d'avant. Quand le sujet a été évoqué, j'ai préféré garder le silence car un sentiment désagréable enflait en moi. J'ai donc laissé les filles faire la conversation, ponctuée par les interventions toujours brillantes de Claude. Mais elles nous ont fait souvent rire, alors tout est pardonné.
Plus d'une fois, Claude a fait les yeux doux à la belle brune en face de lui. Camille, Manon, Antoine et moi avons ris sous cape en le voyant faire, mais Claudia est restée insensible aux charmes de notre ami, bien qu'elle lui témoigne une sincère amitié, je n'en doute pas. Mais ce soir, mon cher Claude, tu rentreras bredouille !
Camille a fait aussi pas mal de messes basses à Antoine assis à côté d'elle, des choses que seuls des amoureux peuvent se dire et ne doivent pas tomber dans les oreilles des autres. Lorsqu'Antoine a pris sa place, Manon et moi sommes échangés un regard complice. Ces deux-là ont toujours préféré se mettre côte à côté, que ce soit au bar ou au restaurant, plutôt qu'en face, pour s'échanger des mots doux ou des gestes tendres. Et ce soir n'échappe pas à la règle.
Les voir ainsi a éveillé en moi une pointe de jalousie, je dois l'admettre. Et plus la soirée avançait, plus le masque souriant que j'arborais se craquelait, contre ma volonté malgré la bienveillance de mes amis. Tous ceux à table savaient que le lendemain allait être dur. Ils essayaient de m'occuper l'esprit et de rendre cette soirée festive. J'ai compris que j'étais entouré de personnes en or qui ne voulaient que mon bonheur. Et s'ils ne pouvaient pas me le donner, alors ils feraient tout pour ne pas que je sois malheureux. Je ne sais pas combien de fois j'ai dû refouler les larmes au fond de mon estomac.
Nous sortons du restaurant repus et l'air frais nous fait du bien ; il faisait très chaud à l'intérieur. Après avoir vanté les mérites du restaurant, mes amis décident de prendre congé. Nous nous disons au revoir, chacun tombe dans les bas de l'autre, l'embrassant et lui souhaitant les meilleures choses.
Puis, mes amis et ceux de Marcus partent de leur côté, nous laissant seuls tous les deux sur la promenade de la plage.
— J'ai comme l'impression que nous sommes les victimes d'un coup monté, s'exclame Marcus quand sa sœur s'éloigne au bras de Claudia.
Je ris de bon cœur devant sa mine renfrognée.
— Ce n'est pas qu'une impression ! Camille et Manon sont très peu discrètes, je peux te parier que ça a été manigancé depuis longtemps pour nous laisser un peu de temps tous les deux.
— Tu leur avais dit que tu resterais dormir chez moi ce soir ?
— Non mais je n'ai pas eu besoin de le faire, la preuve.
Il sourit et lève les yeux.
— Oh mais il va bientôt faire nuit ! Le soleil va se coucher, tu veux qu'on aille le regarder ensemble ?
Evidemment, soufflé-je.
Il se penche pour m'embrasser et me tire par la main en direction de l'océan. Arrivés sur la plage, nous retirons nos chaussures.
— Le dernier arrivé a perdu ! crie-t-il avant de se mettre à courir.
— C'est de la triche, tu ne m'as pas prévenu ! hurlé-je.
Je m'élance à sa poursuite, le rire aux lèvres le voyant devant moi courir le plus vite possible, mais c'est impossible de rattraper mon retard. Il s'arrête à quelques mètres de l'eau et lève les bras au ciel en signe de victoire. Pour me venger, je fonce sur lui dans le but de le faire tomber à la renverse. Mais il a compris mon petit jeu car il me prend dans ses bras pour me faire tournoyer en riant aux éclats.
Nous finissons par nous asseoir dans le sable, essoufflés mais heureux comme des gamins. Les yeux de Marcus pétillent de joie et je ne résiste pas à l'idée de l'embrasser.
Nous nous blottissons l'un contre l'autre pour observer le majestueux coucher de soleil par-dessus l'océan que nous offre la nature. Le silence nous enveloppe. J'ai l'impression d'être seul au monde, là, sur cette plage. Au fur et à mesure que les rayons du soleil disparaissent derrière l'horizon, la nuit reprend ce qui lui revient de droit. Les étoiles se mettent à briller dans le ciel dégagé puis la Lune apparaît. Pendant quelques minutes précieuses, deux mondes cohabitent sur une même terre, deux mondes opposés qui sont voués à ne jamais vivre véritablement ensemble.
Cette pensée résonne douloureusement en moi et un étau comprime mon cœur. La boule logée dans mon estomac remonte pour se bloquer dans ma gorge. Marcus a senti les émotions qui se battent en moi car il resserre un peu plus ses bras autour de mon corps. Il finit par briser le silence, et sa voix aussi légère qu'un souffle résonne pourtant gravement en moi.
— J'ai adoré passer ces quelques jours avec toi, Jules. Tu es quelqu'un de formidable. Tu ne peux pas savoir à quel point j'ai de la chance de t'avoir rencontré.
Je ne bouge plus, tétanisé à l'idée de croiser son regard. Ses paroles réchauffent mon cœur et m'emplissent de joie et pourtant, je suis incapable de répondre. Marcus reprend la parole, d'une voix douce :
— Je sais à quoi tu penses, parce que je pense à la même chose que toi.
Je sens les larmes monter et je réfrène difficilement un hoquet. La boule dans ma gorge bloque ma respiration.
— Imagine, Jules, imagine tout ce qu'on ferait si la vie nous le permettait.
Sa voix n'est plus qu'un murmure près de mon oreille.
— Toi, moi, nous. Toi qui me fais visiter ton petit appartement en ville. Moi qui te déshabille du regard pendant que tu me parles rangement et espaces de vie. Nous qui faisons l'amour dans ton lit.
Une larme glisse le long de ma joue. Marcus ne semble pas s'en apercevoir et continue :
— Tu me feras découvrir ta ville, peut-être même ta fac. Tu m'entraîneras dans la tournée des bars puis nous irons danser jusqu'au lever du jour dans une boîte de nuit. Nous pique-niquerons dans un joli parc près de chez toi. Des enfants viendront jouer près de nous. Leur ballon te percutera et tu leur lanceras ton regard assassin dont tu as le secret.
Un éclat de rire m'échappe, qui se transforme en sanglot douloureux.
— Et puis un beau jour, dans ce même parc, entouré de ces mêmes enfants qui seront maintenant des adolescents, je poserai un genou à terre devant toi pour te demander de devenir mon mari.
— Je ne veux pas me marier.
Ma voix se brise et meurt dans un souffle.
— Alors, je ne te laisserai pas le choix, répond-il en souriant.
Le dernier rayon du soleil disparaît pour de bon, mettant fin à cette journée. la nuit est entière. Mes larmes coulent en cascade sur mon visage ; je ne peux rien faire pour les en empêcher. Je renifle pathétiquement et je me retourne pour enfouir mon visage contre le torse de Marcus. Il caresse mes cheveux, comme s'il voulait me bercer, mais je sens son corps tressauter contre le mien.
Je ne sais pas combien de temps nous restons sur cette plage dans cette position. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais que le temps se fige pour l'éternité. Et que la vie est cruelle.
Mais mon vœu est irréalisable. Alors nous finissons par nous lever et nous regagnons le chalet de Marcus, main dans la main, le cœur au bord des lèvres.
Nous avons passé le reste de la soirée à discuter, allongés dans son lit, moi entre ses bras, appuyé contre son torse, lui, les mains dans mes cheveux. Il m'a parlé de son enfance aux côtés de sa sœur qu'il surprotégeait dans cette ville balnéaire, de ces années de lycée où, dit-il, il avait été un vrai bandit, et avait plus d'une fois provoqué ses professeurs. Il m'a parlé de ses longues baignades après les cours, jusqu'à tard le soir parfois. De ses premières amourettes avec des filles avant de se rendre compte qu'il était attiré par les garçons. De sa première cuite à ses seize ans. Il m'a raconté comment il avait trouvé sa petite cachette, un jour où il avait fui la maison familiale à cause de ses parents. Le ton de sa voix m'a alerté. Lorsque j'ai levé les yeux sur lui, il regardait droit devant lui. Mais j'ai décelé dans son regard et dans sa voix une colère contenue. Je n'ai pas insisté. C'est la seule fois où nous avons parlé de ses parents.
Je lui ai parlé de ma vie, de mes études, de ma rencontre avec Manon et Camille. Ça a été un coup de foudre amicale et ça fait deux ans qu'on ne se quitte plus. J'ai évoqué le long chemin qu'il m'a fallu faire pour apprendre à me connaître, et plus succinctement, le moment où je l'ai annoncé à ma famille. Comme lui, je ne voulais pas m'attarder dessus pour ne pas gâcher le moment. Je lui ai parlé de mon adolescence difficile, du décalage que je ressentais avec mes frères, comme si on ne se comprenait plus et que nos vies avaient pris des chemins bien trop différents. Je lui ai parlé de ma vraie première rencontre avec un garçon qui s'est très mal finie, je devais gérer seul la souffrance de la relation mais aussi de la séparation car je ne pouvais pas en parler à qui que ce soit. Je me suis même surpris à parler de mes regrets d'avoir jeté mon corps en pâture pour me sentir vivant et aimé.
Nous nous sommes confessés. En une nuit, Marcus en a su plus que beaucoup d'autres. À aucun moment, il n'a émis un jugement. Lorsque la conversation s'est tarie, la fatigue a pris le dessus. Il a éteint la lumière, s'est glissé à côté de moi et m'a serré fort contre son cœur.
Le lendemain, comme à son habitude, il m'a apporté le petit-déjeuner au lit. Il m'a fait rire et nous avons fait l'amour une dernière fois.
Je devais rejoindre mes amis dans la matinée pour que nous puissions partir juste avant le déjeuner. L'heure approchait à grands pas. Le moment où je devais partir est arrivé. Nous nous sommes dits au revoir sur le palier de la cabane. D'un commun accord, nous avons décidé qu'il ne m'accompagnerait pas jusqu'à l'appartement. Je suis resté debout face à lui et il m'a couvé d'un regard chargé de tendresse. Je me suis perdu une dernière fois dans ses yeux gris. J'ai revécu tous les souvenirs que nous avons partagés pendant ces quelques jours ensemble, du premier instant où je l'ai aperçu sur cette plage, alors qu'il s'apprêtait à jouer au volley, jusqu'à ce matin, quand son corps ondulait avec le mien en harmonie.
Il a posé une dernière fois sa main sur ma joue. Il m'a sourit une dernière fois. Son sourire, pourtant magnifique, a reflété toute son amertume et sa douleur.
Il m'a embrassé une dernière fois, de ce baiser passionné dont il avait ce secret, ce baiser qui te fait sentir vivant, qui t'électrise et t'apaise en même temps, ce baiser chargé de promesses et de secrets.
Il m'a regardé une dernière fois, mais cette fois-ci, ses yeux gris avaient perdu toute lueur. Ils étaient ternes, faits de ce gris froid et dur, impersonnel et rigide. Sans vie.
Je ne me suis pas rendu compte que mon visage était mouillé. Ce n'est que lorsque j'ai vu une goutte d'eau dévaler sa joue que j'ai compris qu'un déluge s'abattait sur les miennes.
Il m'a alors attiré une dernière fois contre lui. Il m'a serré une dernière fois dans ses bras. Ce sentiment d'avoir trouvé ma place, d'être en sécurité, entouré d'une chaleur protectrice m'a frappé une dernière fois.
Une douleur lancinante m'a vrillé le cœur pour la première fois. La colère, la tristesse et le dégoût m'ont anéanti pour la première fois.
Il m'a redonné ma liberté. Quand j'ai relevé la tête, il souriait. Quand j'ai reculé, il souriait toujours. Quand je lui ai tourné le dos, il souriait toujours. Quand je me suis retourné une dernière fois, il souriait toujours. Et quand l'horizon l'a englouti, je sais qu'il souriait.
Je sais qu'il souriait parce que Marcus sourit toujours.
Annotations