Émotions et Pas de danse
Dans un café corse de la Rue Rambuteau à Paris, à deux pas de la Rue Beaubourg, du Quartier de l'Horloge et du Centre Georges Pompidou. Je retrouve ce matin-là Patricia, professeur de rock et de valse et nous devisons avec passion de la danse.
— Tu sais, je pense que la danse existe depuis la nuit des temps : ancestrale, tribale, folklorique, historique, de société, de salon…
— Seul, à deux, à plusieurs, en formation, en ligne, en corps de ballet … me dit-elle sur fond bruyant de machine à expresso en action et de senteurs torréfiées.
— Moi, je la vois émotionnelle, sensuelle. Tiens ! On parle bien d’étreinte et de soumission dans le tango argentin.
— Oui, ce côté suggestif et envoûtant, aussi.
— Enfin j'évoque cela ! À la seule pensée de danser en public, certains tout au contraire se tétanisent et perdent tous leurs moyens.
- Hum, hum !
- Cela te fait rire !
— Non, non je suis d’accord. Des gens viennent dans mes cours parce qu’ils ressentent des blocages et je les aide à lâcher prise… Et d’autres, juste avant de se marier, pour savoir ouvrir le bal et procurer l'illusion d'une grande maîtrise !
[Mes émotions prisonnières]
Je crois avoir ressenti très tôt le besoin d’exprimer par la danse mes émotions, prisonnières de forts blocages d’adolescent.
[...]
— Tu sais ! Je me rappelle la première fois où j'ai poussé la porte de ton cours de rock, en septembre 2002. Cela se situait au "Centre du Marais" près du "Café de la Gare". Paniqué, angoissé et surtout, voulant bien faire…
[Et tout remonte d’un seul coup]
Des odeurs exacerbées de bois, de cire et de moisi prédominent. Chacun s’observe, échange des banalités ou fanfaronne. Je découvre un décor dépouillé : un piano droit près de la fenêtre, une ligne de mur faite de miroirs et les trois autres habillés de barres de danse, submergées de vêtements.
Au sol des chaussures, des bouteilles d’eau.
Toute petite et très droite, tu apparais alors, bouleverse le désordre apparent en proposant de se placer en ligne de garçons et de filles en vis à vis et tu nous prends en main en nous regardant face aux miroirs.
Le parquet frémit de crainte et mon cœur bat à tout rompre.
[...]
— Tu n’exagères pas un peu non ? dit-elle complice.
— Bien sûr, pour toi, la routine.
Un sourcil se soulève en guise de validation.
- Place à moins de cinquante centimètres, un gars face à une fille. Ils n'ont pas rendez-vous. D’accord ?
- Oui !
- La première fois donc qu’ils se rencontrent. Et elle, de l'air de rien, même pas effarouchée, elle accepte, genre tu peux ouvrir ma porte et entrer chez moi, dans ma bulle Et là, tu lui prends la main, tu l’enlaces en passant le bras le long de son corps, et elle ?
- Elle accepte !
- Et toi ? Tu ressens une grande émotion. Il se passe bien quelque chose, non ?
— C’est sûr que la rencontre s'impose. En même temps, tu ne viens pas là par hasard ! Tu viens pour danser le Rock !
- Oui mais à cet instant, tu n'as encore rien fait. Et après la démonstration, tu dois restituer, à deux. Et c'est l'homme qui mène.
[Mon esprit s’évade dans la magie des mains]
Elles s’arrangent, négocient, s’effleurent du bout des doigts avec plus ou moins d’écarts et de réticences, de sensualité. Les regards s'échangent furtifs, par un sourire, une lèvre pincée, un instant volé. Les prénoms se déclarent au début, comme pour briser un morceau de glace invisible. Enfin ce tempo arrive.
- et 5, 6, 7, 8 !
Il s'ensuit un refrain très connu "Je ne veux pas travailler... Et puis je fume ! ".
Je reviens alors dans le café.
[...]
— Tu me vannes, hein ! Et en plus, tu brises les ménages ! dis-je dans un sourire. Par la rotation des rangs de garçons ou de filles, l’aventure de la danse en couple recommence à chaque nouveau partenaire. Et les doutes reprennent de nouveau !
— L’idée consiste à savoir danser avec n’importe qui ! Et pas seulement ou uniquement avec, sa ou son partenaire dans la vie.
— Oui mais, après, la suite hein ?
Je décèle un sourire amusé et contenu dans ses yeux. Je poursuis.
- Au top départ, tu conduis de ton mieux, tu freines, tu ralentis, tu accélères, tu anticipes. Tu imagines cette succession chaotique d’ongles vernis, d’éraflures, des pieds écrasés ; et parfois ! Un miracle se produit. On réalise un « enchaînement » en entier.
— Oui ! Mais la danse représente un véritable langage par le corps !
— Oui enfin, presque ! Difficile de tout maîtriser ? Un peu comme dans la vie.
— Il faut quand même réussir quelques figures, hum ?
— Les figures, pas toujours, surtout quand tu lis sur le visage angoissé de ta partenaire, des non-dits, genre des envies de meurtres ! Surtout après lui avoir piétiné le bout d'un pied, tordu la main ou le poignet. Et sans compter les fois où tu la lâches ou tu la percutes.
— Alors là, tu exagères ! Le cours se construit dans un mode progressif ; rappele-toi, on débute par un pas de base que tu t'imposes pour tenir compte du temps et de la mesure.
— Ah oui, facile à dire. Mais à deux, face à face, au secours !
— Oui mais je montre à chaque partenaire, la façon de corriger le pas de base, le maintien du corps, le port de la tête, éviter les crispations, rechercher une aisance !
— Simple ? Remarque, c’est vrai que regarder un couple évoluer avec élégance, les pieds flirtant avec le parquet procure une sorte de ravissement !
— Je ne vais pas te contrarier. Cela demande du travail, de la précision, de la ténacité pour un jour donner une impression de facilité…
[Images dans ma tête]
Je perçois soudain mentalement l'impression fugitive d’un couple de patineurs débutants passant par toutes les crispations et les positions pour garder l’équilibre avant de s’écrouler derrière la lice... Hum, trop drôle !
[...]
— Tu m’écoutes ?
— Oui, pardon ! Tu reprends un café ?
— Oui, mais vite fait, je donne mon prochain cours dans une demi-heure.
— Deux expressos, s’il vous plaît ! dis-je en levant la main vers le patron derrière le comptoir de bar. Des senteurs de terroir avec de la charcuterie corse suspendue embaume les lieux.
— Alors, cela te rappelle de bons souvenirs ! me dit-elle.
— Le Rock avec toi, ah oui, bien sûr ! dis-je en appréciant les souvenirs qui remontent.
Je me souviens qu'après l'échauffement, nous revisions l'enchaînement vu dans les cours précédents.
- À tour de rôle, tu désignais en début de séance un partenaire, pour rappeler avec toi les figures du cours précédent. Si tu m'appelais, pince sans rire et complice avec les autres danseurs, je prenais la pose, tu sais ?
- Oui, je me souviens bien.
- Un peu dans le genre gravure de mode, le regard perdu dans le miroir de danse, fesses bien serrées et ventre plat, un pantalon noir à fines rayures, des souliers à semelle en daim, un soupçon de parfum, l’œil vif et le cheveu lisse ou gominé…
— La frime, quoi !
— Oh ! Pas toujours ! Tiens ! Je te raconte mes débuts en danse contemporaine, tu vas rire.
[La danse contemporaine]
j'évoque alors cette discipline exigeante et chorégraphiée, composée à la fois de classique avec des nuances de hip-hop ou de jazz sur des musiques si particulières, impossible à suivre à la lettre. Et surtout des danseurs minces, athlétiques, élancés et très souples.
[...]
— … Alors imagine un instant, le gars trapu, petit gabarit, genre joueur de rugby, en train de virevolter en collant bien serré, avec l’élégance empruntée à un éléphant dans un magasin de porcelaine.
— Ah oui ! Mais je vois très bien ! dit-elle amusée et complice.
— Rigole ! Et la professeure, Catherine que tu connais, je crois. Telle un aigle sur son aire, elle pointe depuis une estrade ou un tabouret, à voix haute, chaque erreur avec l'acuité diabolique d'un rapace. Et surtout cette incroyable faculté à retenir tous les prénoms de ses élèves, les affublant de la couleur assortie à leur vêtement. Et nous voilà rhabillés pour l’hiver.
— Genre, "Jacques bleu" en retard ! "Jacques marron", plus haut !
— Oui. Une véritable révélation. Nous exécutions des choses à mes yeux si difficiles tout en vibrant dans l’espace. Gratifiant.
— Je vois très bien ce que tu suggères !
[la FFDanse]
Je marque une pause en buvant une gorgée de café, tout en me souvenant que quelques années plus tard, j’ai occupé des fonctions associatives et électives à la Fédération française de danse.
[...]
— As-tu su que j'avais pris des responsabilités dans le milieu sportif et artistique de la danse !
— Raconte, je crois que tu m'en avais parlé. Tu tenais un mandat à la F.F.Danse durant un temps.
[...]
Je lui brosse alors un tableau très contrasté de trois années d’investissement personnel et bénévole, aux postes de secrétaire puis président d’un comité régional de danse de Picardie. Tel un homme politique en campagne, je présente, j'expose, je propose des animations, des formations et des compétitions.
[…]
— Et combien de personnes dans ton comité pour animer tout cela ?
— Onze. Mais je me sentais plutôt seul à la manoeuvre. Cela demandait une énergie considérable pour organiser, démarcher, écrire et rédiger, rechercher des partenaires et des subventions, en prenant sur son temps personnel… Tout en continuant en parallèle une activité professionnelle.
— Aie !.
— … Alors j’ai fini par démissionner !
— Oui !
— Un point positif tout de même. Tu as aujourd’hui en Picardie, plus de 50 associations affiliées, 3600 licenciés, des cours labellisés FFD ! [i]
— Oui tu as raison, tu as semé ; il en restera quelque chose.
Sorti du café, nous rejoignons la "Rue du Temple" puis le "Centre du Marais".
Je regarde mon amie s'éloigner et je lui adresse du fond du coeur, un grande reconnaissance.
La danse m’a ouvert à la vie.
(Dédicace à Patricia Alfonsi - Maître de danse)
[i] Le Comité régional des Hauts de France a repris le flambeau pour la Picardie et le Nord Pas de Calais depuis le 30 avril 2016 et gageons qu’il porte haut les couleurs de la Fédération française de danse.
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