Plongée en apnée
[ Six heures du matin, été 1974 ]
Une brise légère courait entre les alignements de tentes et de caravanes et apportait avec elle les embruns de la Méditerranée.
Le camping d'Al Hocéïma [1], posé sur un morceau de Rif [2], observait la mer Méditerranée, séparée par une grande plage de sable et de gravier fins. De part et d'autre, des mouvements rocheux délimitaient la baie. Derrière l'horizon, on pouvait rejoindre l'Espagne avec des villes très touristiques comme Malaga, Marbella, Torremolinos.
Mais ici, l'atmosphère s'avérait plus familiale, confidentielle et aussi très cosmopolite.
Dans une minuscule caravane de couleur ocre toute en rondeurs, je me souviens d'une belle rencontre. Ils formaient un curieux équipage composé de deux frères très bruns siciliens, beaux bébés de cent trente kilos, chacun -- d'une jolie et pulpeuse petite femme blonde qui semblait mariée à l'un d'eux -- d'un étudiant à SciencesPo Paris, d'origine africaine et qui de loin donnait l'impression étrange de jouer le rôle servile de boy.
Du haut de mes 16 ans, plein d'images télévisées en tête entre "Daktari" et la "Lionne Clarence", mais aussi "Flipper le Dauphin", je ne voyais rien de choquant, trouvant à tout cela, un formidable parfum d'aventures.
Mes deux futurs amis du nom de "Dino et Enzo Occipinti" tenaient un magasin d'accessoires de plongée, très lucratif, quelque part dans le sud de la Botte. Venir dans cet endroit du Maroc s'apparentait à rejoindre un "coin de paradis". Et surtout, ils se montraient super généreux envers leur entourage.
À l'aide de leur grand zodiac, ils organisaient des sorties en mer à l'envi. Et les voir descendre en apnée à plus de dix mètres de profondeur forçait le respect. Ils savaient retenir leur respiration, un temps impressionnant pour un jeune adolescent. Grâce à eux, à moi la découverte du ski nautique ou de la pêche aux oursins, taquiner les mérous et chahuter les crabes ou les araignées...
[ Accroupi sur le bord de l'eau ]
Je regardais ce matin-là, le soleil jouer dans les mouvements de la mer très claire et je distinguais le fond sableux agité par des myriades de lumières. À cette heure précoce, l'air s'avérait doux et beaucoup de vacanciers dormaient encore dans les abris.
Avec mon frère Patrick, nous prenions l'habitude d'emporter nos palmes, masque et tuba ainsi que nos fusils pneumatiques de chasse sous-marine pour aller pêcher. La relative tranquillité de la mer, une plage déserte et des rochers sans promeneurs ni obervateurs, suscitaient l'évasion et offrait par ailleurs une grande sécurité.
Il fallait au départ enfiler les palmes et avancer dans la mer à reculons en essayant de ne pas se remplir la semelle de gravier ou de sable. Puis une fois le niveau d'eau à mi-cuisse, on se laissait dériver dans la fraîcheur salée.
Après avoir expulsé de l'air et de l'eau hors du tuba avec force, nous descendions entre deux à cinq mètres de profondeur en décompressant les tympans. Nos fusils armés, nous avancions de front, en formation parallèle, pour observer un plus grand secteur et aussi pour des raisons évidentes de prudence.
Par le hublot du masque, de temps à autre, on se jetait des regards emprunts de bonheur. Le silence occupait à plein tout l'espace. Il y avait cependant, des bruits de bulles d'air coincées dans les oreilles ou relachées par la bouche pour tenir plus longtemps.
Puis, en douceur et sans prévenir, le froid venait nous saisir.
Les pulpes des doigts de nos mains commençaient à se fripper comme après une grande vaisselle. Les lèvres bleuissaient et les mollets et les cuisses accumulaient de l'acide lactique provoquant des crampes. Les plus violentes provenaient des pieds, avec cette impression insupportable de phalanges cherchant à se mettre en porte-feuille.
[Mais l'envie de poursuivre se montrait toujours la plus forte]
Alors, il suffisait de se laisser remonter, de capter un peu de soleil et d'air et d'échanger quelques phrases pour que le moral reparte au beau fixe. Le regard vers l'avant, à l'abri derrière le verre du masque, inspirait sur la destination à prendre, surtout quand se présentaient des bancs magnifiques de mulets aux reflets métalliques. Mais aussi, notre capacité à garder notre respiration qui nous obligeait à refaire surface.
Sous l'eau, les masques procuraient des effets de loupe et le grossissement pouvait atteindre une fois et demi. Cette simple déformation des proportions influençaient notre jugement sur les distances et sur les profondeurs mais aussi sur la taille de la faune sous-marine.
Parfois, des sortes de respirations ou de mini tempètes sur le fond sableux indiquaient la présence de petites raies, camouflées pour se mettre à l'affût d'une proie. En se rapprochant des bordures rocheuses de la crique, parfois la chance nous souriait, car de temps à autre, nous découvrions de jolis poulpes, aux couleurs marron-rouilles, qui se confondaient avec le paysage.
On prenait alors plaisir à jouer avec eux en limitant leurs déplacements. Alors, l'animal s'ouvrait comme une fleur en déployant ses huit bras-tentacules et dans une pulsion inattendue, il se sauvait dans une direction opposée, en laissant un merveilleux nuage d'encre noire.
Sur les bords ou fonds rocheux, nous tombions souvent sur des rascasses. Cet animal, pas très esthétique, possédait la faculté de se confondre sur les surfaces -- argument pour tromper un prédateur mais aussi une proie.
Plus inquiétant, à la base des rochers, en limite de respiration et de pression, il arrivait de découvrir la bouche ouverte d'une murène à l'affût, à la fois poisson et serpent, prête à bondir. Cet animal suscitait en nous une trouille immense devant son apparence et surtout son regard morbide.
La flore se montrait abondante, composée de plantes en long filament avec des excroissances en flotteurs qui jouaient avec les remous toujours actifs. Elles offraient par la même occasion des refuges pour de petits poissons, des limaces de mer, des oursins et même des hypocampes.
Plus rassurant, un poisson-lune venait de temps à autre, par curiosité, nous saluer. Massif et imposant, des mérous solitaires se plaçaient dans l'entrée de caverne et d'infractuosité. On oubliait alors de pêcher pour adminer un tel spectacle. Ces malabars, très souvent chassés, parfois même avec des bouteilles, se retrouvaient dans l'assiette et au menu des restaurateurs locaux.
Nos rares tirs de harpons ne ramenaient que du poisson miniature que l'on déposait à l'entrée de la caravane dans un seau plein d'eau de mer. Et le grossissement des masques rendaient encore plus ridicule notre modeste friture. Un fois sur le barbecue et grillés, il restait peu de chair à avaler.
[Le changement d'élément naturel demandait un effort supplémentaire]
Le retour sur la plage nécessitait à nouveau une marche arrière pour déchausser les palmes. Puis une course rapide nous permettait de supporter le sable brûlant sous les premiers rayons chauds du soleil. Une fois la douche prise pour retirer le silice et le sel, nous changions d'accessoires.
Nous prenions alors la direction des courts de tennis, en maillot de bain et baskets, une casquette vissée sur la tête. À cette encore très matinale, peu de courageux se risquaient hors des tentes et des caravanes. Avant de monter vers les installations, nous avalions une rapide collation et nous sauvions en vitesse pour ne pas hériter d'une corvée.
Les surfaces de jeu assez foncées absorbaient la forte lumière. Notre bronzage s'améliorait sans cesse prenant de belles teintes cuivrées. Durant les échanges, très vite nous luisions de sueur, tout à notre joie de lutter pour le moindre point.
[ Comment oublier ? ]
Dans ce souvenir, le temps s'arrêtait en apnée. Un espace de bonheur refaisait alors surface, tout en fraîcheur, et avec lui, les émotions d'une merveilleuse plongée.
[1] Ce récit se passe lors d'un été, entre 1973 et 1975. Je n'ai pas réussi à retrouver l'emplacement avec l'outil Google Maps. Et je crains que le camping ait disparu au profit d'un complexe de grands hôtels, face à la mer.
Un séisme de forte magnitude en 2004 a provoqué de nombreuses destructions autour d'Al Hoceïma, avec plus de 600 morts et 12500 sans abris. Depuis d'autres répliques comme en 2016.
[2] Le Rif présente un relief important au nord du maroc. Il se prolonge à l'ouest vers Ceuta à 300 km et à l'est en direction de l'Algérie vers Nador et Melilla.
Le long de la côte, d'immenses promontoires rocheux, baptisés "Islas Alhucemas" ou "penos", abritent des espagnols, dont une partie en garnison. Le ravitaillement s'effectue par la mer, à l'aide de palans en l'absence d'accès au niveau de l'eau.
Le nom attribué par les Espagnols "alhucemas", vient de l'arabe '"al khozama" (lavande), une plante très répandue dans le massif montagneux.
[ Et pour aller plus loin - Source Wikipédia ]
Al Hoceïma se situe dans le Rif, chaine montagneuse du Maroc méditerranéen. Le Parc national, d'une superficie de 47 000 ha, englobe une partie terrestre, le massif des Bokkoyas, et une maritime, constituant la baie d'Alhucemas.
Il englobe les sites côtiers les mieux préservés de la côte nord marocaine, de hautes falaises et l'arrière-pays montagneux du Rif. L'eau de la baie d'Al Hoceïma se distingue par une limpidité favorisant une richesse marine de biodiversité.
On y trouve de nombreux groupes tels les cnidaires, les annélides, les mollusques, les crustacés, les échinodermes, les poissons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères marins. La présence simultanée dans le parc de trois espèces de dauphins constitue un fait remarquable en Méditerranée.
Le site offre un abri à des espèces très rares telles que le goéland d'Audouin et le phoque moine, en voie de quasi-extinction en mer Méditerranée.
Le parc présente un intérêt ornithologique particulier : soixante-neuf espèces d'oiseaux sont dénombrées, dont une des plus grandes concentrations mondiales de balbuzards pêcheurs.
La baie d'Al Hoceïma compte de nombreuses îles, comme celles minuscules de Sabadiya et surtout une multitude de petits îlots rocheux dont le Peñón de Alhucemas qui a la particularité d'être sous souveraineté espagnole.
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