L'étendoir à linge
Une heure que l’on marche dans cette ambiance boisée et froide, j’adore, ça me rappelle le bon côté de mon enfance, avec mon grand-père. Quentin et Mathilda aussi jouissent de ce décor, en revanche, Lucille, éternelle citadine qu’elle est, ne se lamente pas, mais n’en pense pas moins. Cette fois-ci, elle ne va pas se protester surla bouse de vache, là, il n’y en a aucune sur des milliers de kilomètres à la ronde.
Dans une ambiance macabre de silence, on marche dans cette brume fraiche qui se lève. Encore une fois, je remercie le tailleur qui a rembourré notre tenue avec un mélange qui tient chaud au corps. Le poids de nos chargeurs commence à se faire sentir, mais aucun de nous ne se plaint, est-ce que les Forces Spéciales le font ? Non, et bien on copie sans aucune vergogne, pour une fois qu’il faut prendre sur son voisin.
Après, quand je pense aux autres, aux civils devenus soldats, j’ai plutôt bien joué mon coup. Mobilisation générale dans tout le pays, la police n’est toujours pas venue me chercher à la porte, mais ça ne devrait pas tarder. On en a aussi profité avec Lucille pour déposer mes affaires à la planque en passant, je vais me prendre quelques petites vacances avec Quentin.
J’imagine, de simple personne, en grande partie contre les armes, obligé d’en avoir entre les mains pour taire celui d’en face. Le comble pour une société se voulant pacifiste. Eux doivent ramper dans la boue, graviter les décombres poussiéreux des bâtiments, ou encore dévorer une ration dans le froid. Quoique, dans mes souvenirs, la ration de combat française reste plutôt gastronomique, comparé aux autres pays, ce qui sert pas mal de monnaie d’échange forte pour plein d’autres trucs. Une ration française vaut deux ou trois rations américaines si ma mémoire demeure toujours intacte, certes, elle est dégueu, mais au moins vous avez à manger pour plus longtemps.
Au moins, je n’ai pas à connaitre ça. Je suis au chaud chez moi, à déguster des pâtes carbo sans boue à l’intérieur avec le risque de me prendre un missile sur la tête. J’avance en pensant à tous ces pauvres civils qui n’ont rien demandé, qui voulais juste vivre en toute tranquillité.
Mais, alors que nous errons vers une possible mort, un « léger » souci se dresse devant nous. Un foutu village, perdu en pleine taïga des montagnes… Sans rire, c’est quoi ce merdier ? Qui vient habiter ici, et le pire, c’est qu’on ne peut pas le contourner, sinon il faut faire de l’escalade horizontale sur la falaise, et personne ne possède l’équipement. Encore une info que l’administration a négligé de nous annoncer. Je vous jure si j’attrape celui qui a oublié le papier, il va déguster.
Première pause, enfin, « pause » est un euphémisme, on se trouve plutôt en réunion de crise. Que faire ?
- À moins d’avoir la téléportation, on va devoir traverser ce village.
Je sens bien que mon ironie dérange les FS, mais bon, dans mes propos il n’y a que des faits. Nos amis connaissaient l’existence de ce village, mais personne ne nous a rien dit. Seulement, ils pensaient que personne n’y habitait à la vue de cette région perdue et sans avenir.
- On va se faufiler dans le village, assume le chef.
- Bravo, Shlerlok, je marmonne à mes amis.
- Vous proposez ? me demande-t-il, ayant entendu.
- Non, je disais « Perspicace tu es, Harry », je me moque de lui.
Son sifflement de nez ferait pâlir n’importe qui dans l’armée, sauf que moi, je n’en fais pas partie. Si notre gang s’appelle les Caux'nards, c’est qu’il y a bien une raison, déjà dans l’écriture et la lecture on ressent tout le sérieux que l’on porte sur nos épaules.
Notre groupe se met donc en position, s’il arrive quelque chose, on doit ouvrir le feu pour garder cet endroit en mer d’huile. Ce village est paisible, pas la peine que son alarme sonne pour avertir le bunker juste à côté. Sinon, ne reste plus qu’à prier pour que les tirs avec les réducteurs de son ne soient pas perçus par les voisins. Voilà sûrement pourquoi chaque soldat de cette unité d’élite porte un stylet. Une lame fine et bien aiguisée commettra toujours moins de bruit qu’un coup de feu éteint, mais la violence sera plus directe, comme la souffrance.
On se divise en deux, cinq et cinq, chacun prend un côté du village, qui part embrasser Morphée. Sur des pas de chats, on avance avec douceur dans ce décor isolé. Les habitants ici semblent ne pas avoir de liaisons avec l’actualité extérieure, ils paraissent vivre sans souci d’une troisième Guerre mondiale. C’est le type des FS avec nous qui traduit par moment ce qu’ils se disent, ou l’autre groupe dans l’oreillette.
Une porte en bois, qu’on n’a pas vu venir s’ouvre face à nous, un local s’avance vers le linge qui est maintenant sec, je regarde mes amis, où se cacher avant qu’il ne se revienne ? L’homme va apercevoir cinq clampins vêtus de noir accroupi quand il va rentrer. La porte bascule à nouveau, son enfant va le rejoindre, je fais signe de se dissimuler sous la maison, c’est toujours mieux que rien, mais le marmot se retourne. Il ne bouge plus d’un iota, nous scrutant de ses yeux bleus que je perçois dans l’ombre, on l’imite. Peut-être que si l’on ne bouge pas, on est invisible, c’est sûrement ce que notre paralysie temporaire se dit.
Le gamin ouvre la bouche pour hurler…
Le premier coup de feu part, l’homme derrière nous l’abat… Je m’occupe du père qui se retourne avant même que son fiston n’ait terminé de crier.
Les lumières s’allument petit à petit, notre chef demande d’exécuter le pire ordre… Je suis un braqueur, pas un génocidaire, mais c’est ça, ou la guerre continue. Alors je ravale mon honneur, mes règles, et je me mets à abattre des civils avec mon groupe, encore et encore… Ils tentent d’appuyer sur des boutons, mais ils tombent avant. Ces pauvres gens cherchent à se saisir d’une arme pour répondre, mais on leur ôte la gaité d’âme sans préavis.
Mon jukebox crânien joue un vieux blues du Reverand Gary Davis, comme si cette horreur n’était déjà pas assez atroce pour moi.
"You know Death don't have no mercy in this land,
Death don't have no mercy in this land, in this land.
Come to your house,
You know he don't take long,
Look in the bed this morning,
Children find your mother's gone.
I said Death don't have no mercy in this land. [...]"
Faucher l’âme de criminels, je sais le faire sans remords, mais celle des innocents, non. Les balles subsoniques fusent, le village se réveille au fur et à mesure pour se rendormir aussitôt.
Cette scène me rappelle un jeu, auquel je n’ai pas joué parce que vous connaissez mes connards de parents… Heureusement qu’Internet existe pour me fournir une culture.
Dans Red Dead Remption, quand vous commettez un crime, il peut y avoir un témoin de votre action. Donc vous cherchez à l’attraper pour le calmer, ou littéralement l’abattre sans aucune semonce parce que vous voulez vivre l’histoire avec un mauvais karma. Vous devenez une machine à tuer des témoins qui apparaissent toujours plus nombreux pour vous faire craquer, mais ce ne sont que des pixels sur un programme, là, ce sont des humains, de véritables personnes… Pas des fichiers PNJ_1 ou PNJ_2, là vous terminez la vie de (prénom non contractuel de la région) Claude Dubois, père de famille aimant, forgerons de père en fils ; ou encore de Agathe Fleury, jeune fille pleine d’avenir et d’humour, qui aurait été un jour professeur des écoles, qui aurait pu enseigner à ses élèves combien la guerre provoquée par deux vieux aigris peut-être stupide.
Mais la mission est la mission, alors à l’instar de chaque casse, je bloque mes émotions et mes sentiments au péage, comme mes amis, et l’on devient de véritable machine à taire des témoins.
Mais de retour à la maison, je sais que ces âmes vont me tourmenter dans mon lit…
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