36 - Deux thés
31e jour de la saison de la lune 2450
Il faisait frais, même glacial pour certaines personnes. Teriondil était enroulé dans son grand manteau et malgré cela, ses joues se faisaient rosées. Il caressa le bout de ses doigts légèrement gourds, se disant qu'il aurait dû porter des gants. Ça ne dérangeait pas. Il leva le regard et la lune bleutée l'hypnotisa par intervalle. Il essayait de porter attention à où il allait, mais la lueur lui réchauffait l'âme, lui rappelant qu'il était toujours lié avec la nature. Sa longue chevelure menthe dansa avec les zéphyrs de la soirée et son souffle était blanchit par la température.
Laissant l'énergie de l'univers le guider, il se dirigeait vers le centre-ville d'Atgoren. Il n'avait pas d'appétit et avait décidé d'aller pour une petite marche de santé, délaissant ses amis pour l'heure du soupé. Devant lui, Maître Eldarytzan semblait avoir la même destination. Il ne semblait pas avoir remarqué le jeune elfe sylvain et s'en était correcte ainsi.
Le naturancien appréciait la solitude. Quoiqu'avec le temps, il devenait de plus en plus sensible à l'absence de ses amis : Azéna, Arièlla et Fayne. Il n'avait jamais été proche de sa famille biologique. Depuis son enfance, il s'était imaginé une vie en tant que vagabond, errant où il le désirait et jouissant d'une indépendance absolue. Il n'avait pas vraiment de direction et honnêtement, c'était ainsi qu'il préférait vivre.
À treize ans, il avait entamé ses aventures. Il avait visité plusieurs endroits en Nadalé et s'était même rendu jusqu'au lisières des landes grises. Il aurait continué ainsi si ce n'avait pas été d'une promesse qu'il avait fait à sa grande sœur Èrionda. Elle et les autres membres de la famille avaient difficilement acceptés son départ.
À quatorze ans, il tenu sa promesse et retourna au bercail pour assisté à la cérémonie du liage qui marquait le début de la deuxième année d'entraînement d'Èrionda. Leurs parents étaient si fiers d'elle. Après tout, il était rare qu'on soit fortuné ainsi. Et c'est à l'aube de cet automne que les plans de notre jeune Murkwan furent chamboulés : il avait attiré les affections d'une dragonne aux prunelles de couleur terre.
— Un bien pour un mal, avait-il déclaré lorsqu'il avait réalisé que son retour à l'aventure était impossible.
Ces souvenirs se déversèrent dans son esprit et sans trop savoir comment, il s'était retrouvé dans les ruelles d'Atgoren, là où peu rôdaient. C'était aussi là où il rencontrait le marchand-alchimiste natif de Nadalé qui lui fournissait les ingrédients dont il avait besoin pour ses thés. Il dit que c'était peu important et qu'il allait en profiter. D'ailleurs, ses réserves étaient sur le point de s'évanouir. Il localisa une petite boutique au toit en ardoise et s'y approcha avec un sourire énigmatique au visage. La porte en bois de teinte avocat l'accueillit comme toujours et évoqua chez lui un sentiment de réconfort. Derrière le comptoir, un elfe à la peau cuivrée et tatouée passait une lingette sur les multiples flacons en vitrine. Certains étaient vides tandis que d'autres étaient remplis d'un liquide. Il y en avait de toutes les sortes, de toutes les teintes et de toutes les viscosités. Une véritable palette d'artiste quoi et c'est que le marchand devant lui représentait.
Sur d'autres étagères, il y avait des rangées de bocaux fourrés d'herbes et d'épices. Certains cuisiniers venaient ici lorsqu'ils avaient envie de préparer des repas exotiques. Mais ce n'était pas ce qui intéressait le jeune dragonnier. Son œil n'avait que d'amour que pour deux herbes : les fleurs du crépuscule égrainées et les racines de moänfan, un arbuste rare aux feuilles saumon.
— Même chose que d'habitude ? questionna le vendeur à l'allure chaotique, mais familière aux yeux de l'élémentaliste.
D'ailleurs, ce dernier resta fixé longtemps, le regard rêveur, sur les racines de moänfan.
— Dragonnier Murkwan ? appela son interlocuteur.
Ce-dernier se tourna vers lui et rougit un peu. Malgré sa timidité éphémère, il était sincèrement heureux de voir que les racines étaient en stocke.
— Vous m'en gardez toujours. Je vous remercie indéfiniment.
— Ah mais pas de quoi. Votre mère m'a bien supporté durant mes jeunes jours pendant lesquels je ne cherchais que des ennuis. C'est ainsi que je lui rends la pareille.
C'était soit ça, donner un simple service ou encore une forme d'échange de services chez les elfes sylvains. La monnaie n'existait pas dans leur culture, car il la jugeait sordide. Par conséquent, c'était ainsi que les autres royaumes faisaient le commerce donc ils s'adaptaient à l'externe.
— Un instant, pria l'alchimiste.
Teriondil l'observa alors qu'il récupéra deux bocaux scellés. Il les ouvrit tranquillement et en retira chacun un spécimen qu'il examina brièvement. Il n'avait pas vraiment besoin de cette précaution. Il accordait toute sa confiance en l'adulte avec qui il faisait affaire depuis des années. Mais sa mère lui avait appris de toujours vérifier la marchandise, quoi que le contexte soit.
— La qualité est suffisante ? demanda le vendeur avec un sourire radieux.
En effet, elle l'était. Les herbes et les racines légèrement desséchées paraissaient intactes et fraîchement cueillies.
— Certes, marmonna mollement l'élémentaliste.
Il les remit dans leur compartiment et avec l'agrément de son interlocuteur, il les rangea dans son sac et s'éclipsa de la boutique.
Maintenant qu'il y songeait, il devait lui rester que quelques doses de racines de moänfan à sa chambre. C'était rassurant qu'il en eût obtenu plus. Souvent, son corps semblait le guider où il devait aller sans qu'il s'en rendît compte.
Il réfléchit en se caressant le menton rugueux. Il allait devoir se raser bientôt. Durant les dernières saisons, sa barbe avait maturé. C'était normal à ses dix-sept ans et cela lui procurait du bonheur même s'il n'avait pas l'intention de la laisser pousser.
Être enfermé dans ce fort ne lui tentait pas. Il décida donc de rendre visite à Ella pour lui annoncer la bonne nouvelle même si elle réagissait toujours avec confusion. Dans tous les cas, il jugeait que l'obtention de ses herbes et de ses racines méritait toujours une humble célébration.
D'ailleurs, il avait la vague impression qu'il oubliait quelque chose d'important, mais il ne pouvait pas se souvenir de quoi. Il supposa qu'il allait s'en occuper lorsque la mémoire lui reviendrait. C'était sans plus. Il n'allait pas se tracasser avec ça.
✦×✦
Durant la nuit, après que ses amis furent couchés, notre elfe sylvain était installé à la fenêtre de la salle commune des apprentis de troisième cycle et observait tranquillement les quelques dragons, tous d'espèces qui appréciaient le froid, qui se faisaient la cour dans le ciel tacheté d'étoiles. Ces rituels étaient, en effet, brutaux, mais Teriondil était conscient que la nature en était parfois ainsi. Il ne pouvait qu'admirer sa beauté sauvage.
Il se préparait deux sortes de thés. Il huma le parfum que dégageait la première qui était prête et il attendait qu'elle se refroidisse un peu. Pendant ce temps, il s'occupait de la deuxième. Il fourra une pochette de rooibos, de cannelle, de morceaux de mûres et enfin, de fleurs de crépuscule égrainées. Alors qu'il mit d'autre eau à bouillir, il sentit une présence de manifesté depuis les escaliers menant au dortoir des filles.
— Azéna, devina-t-il avec un sourire aux lèvres.
C'est là qu'il se souvint de la chose importante qu'il avait oublié : se procurer un présent pour l'anniversaire de dix-sept ans de sa chère amie. C'était le lendemain et les boutiques étaient fermées à cette heure tardive. Il était trop tard. Il baissa le regard, un peu chagriné de sa nature oublieuse. C'était une tradition qui importait pour ses amis et bien qu'il n'y vît pas l'intérêt, il essayait de comprendre et de participer.
— En plein ça, confirma l'archère en venant s'asseoir à ses côtés.
Son ami remarqua instantanément que les plis de son visage étaient anormalement serrés. Il posa une main sur la sienne pour l'apaiser.
— Tout va bien ? Tu devrais être heureuse. C'est ton... anniversaire demain, pas vrai ?
— Oh, je ne peux rien te cacher, grommela-t-elle, quoiqu'elle le fît en souriant.
— Je sais comment la vie peut être triturante, mais belle. S'exprimer aide.
Son premier thé était prêt. Il empoigna la tasse de sa main libre et déposa celle-ci devant lui. Le liquide d'un rose pâle était agréable à l'œil et lui apportait un grand bonheur. De la paisible vapeur s'en dégageait et donnait envie de le déguster. Il jugea d'attendre que son amie ait terminé d'expliquer sa situation avant de le faire. Il n'était pas pressé. Il lâcha prise de la tasse et accorda toute son attention à son interlocutrice.
— Je crois que tu m'invite à n'en discuter... ? dit la jeune dragonnière avec incertitude.
L'elfe acquiesça en remémorant sa première rencontre avec elle et Fayne. Ce qu'elles étaient intéressantes comme personnes.
— Tu es bien le seul à qui je me sens confortable d'en parler, avoua cette dernière. Tu sais... des histoires de filles... Naëshirie en particulier...
À la grande surprise du naturancien, elle prit possession de la tasse.
— Oh merci beaucoup ! J'en ais de besoin.
— N-non ! s'exclama l'elfe, soudainement prit de panique.
Azéna se figea, la tasse aux lèvres. Teriondil en profita pour la lui retirer doucement en souriant bêtement.
— Ce n'est pas ce que tu crois. C'est un thé aux propriétés médicales. Celle que tu désires est presque prête, dit-il en démontrant la théière remplie du liquide habituel qu'il ingérait.
— Tu es malade ? enquêta l'archère, les yeux écarquillés de surprise.
— Mmmm oui et non. C'est délicat comme situation. Ce n'est pas une maladie comme on l'imaginerais.
— Bah, explique. Ça m'inquiète.
— Hé bien...
En toute honnêteté, il ne savait pas comment les gens en dehors de sa communauté prendrait cette révélation. C'était une crainte qu'il arborait et de plus, il préférait qu'on ne le sache pas. Il ne désirait pas être traité différemment de ce qu'il présentait. Mais bon... il jugeait qu'il pouvait se permettre de le révéler à Azéna puisqu'ils se partageait bien des choses intimes. Il lui faisait confiance.
— Garde ça dans la discrétion car ce n'est pas important et j'essaie de me défaire de mon ancienne identité.
— Pas de problème, promit la demi-elfe qui semblait affreusement confuse. Tu as gardé mes secrets. Je t'en dois autant.
— Une fois par jour, je dois prendre ce thé médicinal pour maintenir mon état physique et mental. Biologiquement, je suis né femelle, mais mon peuple a découvert que les racines de moänfan ont des propriétés uniques qui bloquent la production de l'hormone femelle et amplifie celle mâle.
Pendant un long moment, l'archère le fixa, choquée et sans voix.
— J'y comprend franchement rien, avoua-t-elle enfin. Mais ça ne me dérange pas. Tu es qui tu es.
— Merci ma chère amie. Tu as bon cœur et d'ailleurs, le thé que tu désirais est enfin prêt. Je t'en offre, bien sûr.
Azéna n'attendit pas qu'il lui serve une tasse. Insouciante comme à son habitude, elle s'occupa et elle se mit immédiatement à siroter le liquide même s'il était brûlant. Elle grimaça, inconfortable avec la température. Teriondil secoua la tête en souriant et l'imita, comblé par son acceptance aveugle.
— Concernant Naëshirie... Tu désirais en discuter.
Son amie tira sa cape hivernale vers le haut comme s'il essayait de dissimuler le bas de son cou. Ses joues prirent une teinte rosée et elle cligna à multiples reprises. Patient comme toujours, le dragonnier vert attendit qu'elle trouve les bons mots.
— Je passe vraiment des bons moments avec Naë, lâcha-t-elle doucement.
— Mais... ?
— Bah... Sans vouloir vous offensez, j'ai un peu de mal à comprendre la mentalité des elfes sylvains, particulièrement quand ça concerne la fidélité romantique. La polygamie, l'absence de mariage et tout ça... C'est... étrange.
— Je comprends. Votre culture et la nôtre sont très différentes, mais cela ne veut pas dire que l'étranger est dans le mal. Il suffit de trouver un juste équilibre et une communication solide.
— J'ai peur de dire quelque chose de travers, grogna l'archère en grinçant les dents, frustrée. Je ne suis pas la meilleure sur ce plan.
— Je sais, souffla Teriondil en prenant une petite gorgée de son thé à la teinte saumon.
Il prit le temps d'absorber le liquide et d'inspirer un peu de vapeur chaude avant de continuer :
— Je te le répète : tu as bon cœur. Si bâtir une relation avec Naëshirie est ce que tu désires, tu trouveras une entente qui vous conviendras aux deux. Et n'as-tu pas songer qu'elle aussi est probablement dans le même état que toi, mais du côté opposé de la situation ? Mmm ?
Un large sourire se dessina aux lèvres de l'archère. Elle se leva soudainement pour aller enlacer l'élémentaliste dans ses bras. Ce dernier lui rendit son affection avec joie.
Lorsqu'ils rompirent le contact, ils se mirent tous les deux à rigoler doucement.
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