C
Cette tour que tu vois au loin, depuis ton bureau, c'est la tour de Raiponce. A moins que ce ne soit Raiponce qui appartienne à la tour, plutôt que l'inverse. La plupart du temps, tu es trop concentré sur tes dossiers pour remarquer cette tour. Pourtant, elle est juste en face de toi, à l'horizon. Et, quand tu es sur l'espace que Shoncor veut bien t'accorder, quand tu n'es plus en face de cette tour, tu as assez de distance pour pouvoir repenser à elle et à celle qui est enfermée dedans. Tu me confies que tu te sens extrêmement loin de cette princesse, bien que vous ayez tous deux des prénoms de plantes.
Tu envies cette Raiponce qui est pour toi (ironiquement) le symbole de la liberté. Pourtant, elle est enfermée dans sa tour, alors que, toi, tu passes tes journées au beau milieu d'une clairière. Ton bureau est entouré de fleurs, il te permet de sentir le soleil caresser ta peau, et tu pourrais même le déplacer si l'envie t'en prenait. Soyons fous : tu pourrais même retourner ton bureau, t'assoir dessus et travailler à plat ventre. Ça ne changerait rien ; cette liberté là n'est pas celle qui compte, pas plus que celle d'être en plein air. Ce qui définit la liberté, ce n'est pas d'être à l'intérieur ou à l'extérieur. Tout le monde connaît la première loi de Shoncor : « Ce qui définit la liberté, c'est moi. » Tu détestes l'arrogance de Shoncor, son omniprésence, son obstination à se mêler d'absolument tout et son refus de vous laisser à vous autres quoi que ce soit dans lequel il n'interviendrait pas. Mais, cette première loi reste pourtant, envers et contre toi, valable.
Si tu envies Raiponce, c'est parce que, contrairement à toi, elle peut disposer des ressources de Shoncor à sa convenance et en faire quelque chose qui les honorera aussi bien l'un que l'autre. De ton point de vue, loin à l'horizon, piégé derrière ton bureau, tu t'imagines que Raiponce et Shoncor vivent une relation pacifique et harmonieuse. Peut-être que tu as raison. Comme tu as raison de trouver cela injuste. D'une certaine manière, on lui a facilité la tâche, à Raiponce : en réduisant le champ de ses possibilités, on a diminué grandement les chances qu'elle a de décevoir Shoncor comme toi tu risques de le décevoir. Ne pouvant faire qu'un usage limité des ressources qu'il lui a données, elle a beaucoup moins de risques d'en faire mauvais usage.
Mais, peut-être aussi qu'à l'inverse, Raiponce estime que tous les usages inclus dans son champ des possibles sont de mauvais usages. Peut-être qu'elle craint d'être contrainte à décevoir Shoncor dans tous les cas. Après tout, ce n'est pas lui qui l'a enfermée dans cette tour où elle est cloîtrée. Et qu'elle n'ait pas le choix n'empêche pas le compteur de Shoncor de tourner pour elle (comme pour toi et tous les autres). Peut-être qu'elle n'aura jamais la chance d'utiliser les ressources de Shoncor comme elle aurait souhaité les utiliser.
Mais, bien sûr, à tous les coups, elle les aurait utilisées de la même manière que toi : à acquérir un majestueux bureau au milieu de la clairière et la vicieuse couronne-serpent qui va avec. Puis, une fois qu'elle aurait acquis tout ça, elle aurait dépensé le reste des ressources de Shoncor à le conserver, bien évidemment. Elle aurait employé les ressources de Shoncor de la même manière que toi et tous les autres, c'est probable. Alors, peut-être que tu as raison, et qu'elle n'est pas plus mal lotie que vous, même si je suis certaine qu'elle n'en a pas conscience.
C'est justement une des fourberies de Shoncor. Depuis le point de vue d'où il vous place, il n'est jamais possible d'estimer avec justesse si vous êtes ou non bien lotis. Il n'est donc jamais possible de profiter pleinement de ce qu'il vous donne. Te souviens-tu encore, Persil, de cette époque où tu lui réclamais à grands cris ce fameux bureau qui t'emprisonne à présent ? Tu dois te trouver bien stupide, en regardant cette période depuis ici. Tu étais si pressé d'être enfin là. Tu y es arrivé plus vite que les autres, bien plus vite. Et tout le monde t'a applaudi et t'a félicité d'avoir gagné du temps.
Maintenant, tu réalises que, ce temps que tu croyais avoir gagné, tu l'as en réalité perdu. Que ne donnerais-tu pas pour être de nouveau dans le temple de la découverte, sans autre soucis que de faire augmenter ta brillance. C'est donc ça, le chemin que Shoncor vous fait suivre à vous autres humains. Utiliser le premier quart de ses ressources à cultiver votre brillance en étant convaincus qu'elle vous servira à avoir une couronne. Puis dépenser une bonne moitié de ses ressources à porter cette couronne qui, non contente de ne finalement pas avoir besoin que vous soyez brillant pour tenir sur votre tête, aspire progressivement votre brillance comme si celle-ci la dérangeait. Reste un quart des ressources à utiliser à votre guise au moment où vous serez le moins à même de le faire convenablement ; quand vous n'aurez plus ni énergie, ni brillance. Quand, après avoir découvert la mascarade dans laquelle vous êtes piégés, vous n'aurez plus envie de quoi que ce soit.
Et toi, mon petit Persil, toi et ta brillance, vous vous êtes bien faits avoir. Vous avez réussi à acquérir la couronne en dépensant seulement un cinquième des ressources que vous pensez à terme pouvoir tirer de Shoncor. Mais cette petite différence entre un cinquième et un quart, que vas-tu en faire ? Porter la couronne plus longtemps, suffisamment longtemps pour que ton excès de brillance soit pompé lui aussi et que tu entames donc ensuite le dernier quart des ressources tout aussi vide que les autres, tout aussi terne qu'eux. Une grande réussite ! Tu croyais déjouer Shoncor ; mais c'est lui qui t'a bien piégé. Comment as-tu pu oublier sa septième loi : « Personne n'est plus malin que moi » ?
Raiponce, au moins, peut cultiver et conserver indéfiniment sa brillance. « Quelle chance elle a ! », me dis-tu. Pourtant, à quoi peut servir la brillance si on n'a aucune occasion d'en faire usage ? Tu as appris à aimer la brillance pour elle-même. C'est là que je reconnais le Persil que j'aime tant. Au fond, cette avance (qui est peut-être finalement plus un gâchis qu'une avance), tu as eu beau la vouloir par crainte de Shoncor, si tu l'as obtenue c'est surtout parce que, sur le chemin pour l'obtenir, tu as appris à aimer véritablement la brillance. Mais cette attitude est fatalement en contradiction avec la deuxième loi de Shoncor : « Chacune de mes ressources ne peut être utilisée qu'en vue d'un résultat. » A quoi sert la brillance si elle ne sert à rien ? A rien.
Elle est terrible, cette deuxième loi. Elle est terrible, parce qu'elle est en contradiction profonde avec les lois de l'humanité. Et elle est terrible, parce qu'elle ne précise même pas si le résultat doit être positif. Peu importe, tant qu'il y a un résultat. On dirait qu'un résultat négatif vaut mieux aux yeux de Shoncor qu'une absence de résultats. Mais si on y pense vraiment, la brillance, même seule, peut être considérée comme un résultat. Ce qui te distingue de tant d'autres, Persil, c'est que tu considères la brillance (même celle qui ne servirait à rien, ni à faire tenir une couronne ni à quoi que ce soit d'autre) comme un résultat. Tu en es tellement convaincu, qu'au fond de toi, tu crois que Shoncor lui-même considère qu'il en est ainsi.
Quant à ce que tu fais ici, derrière ton majestueux bureau, il est difficile de déterminer si ça peut ou non être considéré comme produisant un résultat digne de ce nom. Je crains malheureusement que ce ne soit pas vraiment le cas. Et je crains fort que Shoncor lui-même considère que ce n'est pas vraiment le cas.
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