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Kaki, ton collègue, t'a appris aujourd'hui qu'il ne serait bientôt plus ton collègue. Ta première hypothèse (que tu as heureusement gardée pour toi) était qu'il s'était probablement fait virer : tu as toujours trouvé que sa productivité pêchait un peu. Non seulement les dossiers qui passent entre ses mains y restent bloqués pour une durée disproportionnée, mais en plus il a une fâcheuse tendance à organiser des réunions que tu juges dépourvues d'utilité.
Non content de ne pas faire avancer ses dossiers, il t'empêche de faire avancer les tiens comme tu l'aurais voulu, en te piégeant régulièrement dans ces guet-apens qui bouffent chaque fois un bon tiers de ta journée. Réunions pour passer en revue des éléments, sans chercher à en tirer des enseignements ni à prendre une quelconque décision. Réunions sans réels objectifs, si ce n'est celui de pouvoir tracer quelque part que six personnes ont bien eu vent de telles et telles informations, et n'ont pas tiqué. Chacun est là, présent sans être présent, à voir Kaki présenter ses dossiers insipides, tout en travaillant sur autre chose, en songeant à autre chose ou en n'écoutant que d'une seule oreille. Tu as toujours soupçonné ces réunions d'être pour Kaki une façon d'assurer ses arrières ; une garantie de toujours pouvoir reporter la faute sur le collectif s'il s'avère que quelque chose d'erroné se soit glissé dans l'un de ses dossiers.
Contrairement à ton hypothèse, Kaki ne s'est pas fait licencier. D'ailleurs, ses réunions incessantes ont plutôt fait bonne impression, et votre N+5 songe à produire une directive pour vous imposer à chacun de prendre exemple sur sa démarche. Tu vois d'avance ce qu'il va se passer. Dans quelques mois (le temps que cette directive soit validée puis mise en application), les chiffres montreront une diminution par cinq (au moins) de la productivité de votre service. Tes supérieurs ne parviendront pas à en identifier la cause et seront même capables d'attribuer ce phénomène au départ de Kaki ; à moins qu'ils ne se contentent de le mettre en lien avec une diminution de l'ensoleillement dans la clairière, le décès d'un inconnu porteur de couronne en or, ou un quelconque autre évènement étant par hasard survenu au même moment.
Kaki ne s'est pas fait virer, ni réprimander ; s'il s'en va, c'est de sa propre volonté. Kaki a demandé une mutation, et l'a obtenue. Il se lassait de la clairière et avait demandé à partir en montagne. C'était il y a déjà presque un an, même si tu n'en as rien su jusqu'à aujourd'hui. Après tout, Kaki n'a jamais pris le temps de se rapprocher suffisamment de toi pour avoir à te confier ce genre de décision personnelle (bien qu'en partie professionnelle). En fait, il a toujours agi exactement comme chacune de ceux qui travaillent ici. A son arrivée le matin, il lance un « Bonjour » qui ne s'adresse à personne, puis s'assied derrière son bureau et y reste jusqu'à son « Bonsoir » global en fin de journée. Lorsque le tirage au sort décrète que c'est son tour d'apporter le petit-déjeuner, il achète un sac de triangles de carton et le dépose au centre de la clairière, où chacun vient quand ça lui chante récupérer sa portion pour aussitôt repartir la manger derrière son propre bureau, en continuant de travailler à ses propres dossiers.
Tu n'apprécies pas beaucoup Kaki (rapport à ces réunions qui t'agacent sérieusement parce que Shoncor aurait vraiment ce gaspillage en horreur) mais peut-être que, si vous aviez eu l'occasion de parler vraiment, tu te serais rendu compte qu'il a aussi de bons côtés et que vous avez plus de points communs que vous ne le pensiez. Certes, sa vitesse de traitement des dossiers te fait soupçonner qu'il y a en lui quelques traces de fainéantise. Certes, tu as toujours pensé que ses réunions avaient vocation à masquer une incompétence dont Kaki serait conscient. Mais aujourd'hui, tu te dis que ces hypothèses ne sont pas forcément les bonnes. Peut-être que la qualité médiocre de son travail ne cachait aucune incompétence. Peut-être que Kaki était démotivé de devoir travailler ici et avait fini par abandonner toute volonté de se donner du mal pour cette clairière qui ne lui rendait jamais rien. Aujourd'hui tu as remarqué pour la première fois que le visage de Kaki est brillant ; tu n'y avais jamais prêté attention avant.
Aujourd'hui, tu as appris que Kaki n'était pas content d'être dans cette clairière et avait envie de changer d'air ; tu demandes pour combien d'autres il en est ainsi. Aujourd'hui, tu te dis que vous aviez peut-être finalement des choses à partager et qu'il est dommage que vous n'ayez jamais pris le temps de faire connaissance tous les deux. Peut-être que Kaki est quelqu'un de très sympathique. Peut-être que lui aussi préférerait que vous mangiez les triangles de carton tous ensemble en papotant et juge absurde le concept d'apporter un petit-déjeuner si c'est pour partager la nourriture sans partager le moment qui devrait aller avec. Peut-être que si Kaki était froid et distant, c'était juste car il était obligé de suivre les règles et les normes qui règnent dans cette clairière ; comme le font tous les autres et comme tu le fais toi aussi. Probablement même ; c'est ce que tu te dis aujourd'hui.
Et combien d'autres sont comme lui ? Tu regardes autour de toi, et tu constates que, de la brillance, tu en vois sur de nombreux visages. Et ce que tu vois aussi sur ces visages, ce sont les serpents-couronnes plantant leurs dents, et la brillance diminuant au fil du temps. Pour la première fois, tu te sens un tant soit peu proche de tes collègues. On pourrait penser que cela améliorerait ton appréciation pour la clairière, mais, au contraire, cela ne fait que rendre ce lieu plus intolérable encore à tes yeux. Quel cauchemar ! Tu ne t'es jamais senti autant emprisonné qu'à présent que tu réalises que vous êtes tous là à partager le même calvaire sans réel moyen de communiquer ou de vous rapprocher.
Tu sais pertinemment que, la prochaine fois que tes collègues et toi serez emmenés à discuter, vous continuerez à n'échanger que des banalités ou à parler uniquement du travail. Tu ne te sens pas capable d'exprimer ton ressenti réel ; d'une part parce que tu ne leur fais pas suffisamment confiance pour être parfaitement certain que tes propos ne seront pas utilisés pour te porter préjudice, d'autre part parce que tu crains qu'ils te regardent d'un air étrange. Après tout, qui est-tu pour te permettre d'exprimer ce que tous taisent ? Si quelqu'un s'ouvre, tu t'ouvriras toi aussi ; mais pas avant. Malheureusement, c'est peut-être ce qu'ils se disent tous.
Pourquoi Kaki ne vous a-t-il pas confié qu'il songeait à partir ? Il l'avait pourtant bien annoncé à sa hiérarchie. Avait-il peur d'être considéré comme un traître, comme celui qui s'enfuit en laissant les autres dans leur calvaire ? Plus probablement, il craignait que d'autres le suivent dans son idée et que l'un d'eux obtienne à sa place la mutation qu'il prisait. Toi, tu le suivrais bien dans son idée. Tu n'as aucune idée de la façon dont les choses se passent à la montagne, mais tu as désespérément besoin de partir loin de la clairière et de son air qui t'étouffe.
Dès que l'idée t'es passée par l'esprit, tu as décidé d'agir. Tu sais bien que les décisions sont interminables à produire leurs effets (validation et processus obligent) alors tu ne peux pas te permettre de perdre une seule journée. Tu as aussitôt exprimé à ta hiérarchie ton envie de changer d'air, sans dire bien sûr que celui d'ici t'étouffe. Comme le protocole l'exige, tu as exprimé cette demande à ton N+7. Celui-ci t'a tout de suite arrêté dans ton élan : « Vous êtes un bon élément, Persil. Un très bon élément même. C'est pourquoi nous ne pouvons pas nous permettre, ici, de vous perdre. Vous comprendrez donc que nous refusions de vous écrire la lettre de recommandation indispensable à votre demande de mutation. »
Les pensées se sont bousculées dans ta tête. Curieusement, la première d'entre elle a été pour Kaki : finalement, vos supérieurs s'étaient peut-être rendus compte de son manque d'efficacité vu qu'ils avaient de toute évidence accepté de lui fournir une lettre de recommandation, à lui. La deuxième a été une pensée heureuse, qui a coloré tes yeux en rose l'espace d'un instant : c'était la première fois que ton mérite était réellement reconnu dans cette clairière. La troisième n'était pas vraiment une pensée, c'était un sentiment de rage, d'injustice, de désespoir et d'épuisement. Un sentiment qui t'a poussé à crier sitôt à distance de la clairière puis, une fois chez toi, à t'étaler sur ton divan en carton (jusqu'au moment où celui-ci a fini par s'écrouler, abîmé par les gouttes de sel sortant de tes yeux).
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