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Ne va pas croire, Persil, que le moment d'apaisement que tu as connu après que nous ayons parlé de ce livre aurait pu perdurer. J'étais parfaitement consciente qu'il allait cesser. Sauf que, n'ayant pas à l'esprit de raison valable pour justifier le pressentiment que cet apaisement était nécessairement provisoire, je ne t'ai pas mis en garde. La raison aurait pourtant été évidente à n'importe quel écrivain digne de ce nom. Mais moi, petite mouche, j'étais novice dans le domaine de l'écriture ; j'avais oublié que l'inspiration ne serait pas toujours au rendez-vous.

J'avais eu la bêtise de te dire que, tant que je pouvais écrire sur ta vie, chacune de tes journées méritait d'être vécue. J'avais eu la naïveté de croire que tu saurais entendre que la véracité de cette proposition n'implique pas celle de sa réciproque. J'avais même tout simplement oublié de penser que tes journées pourraient arrêter de m'inspirer. Après tout, je m'inspirais de tes plaintes et de tes déceptions, qui semblaient sans fin. Effectivement, elles sont sans fin ; mais pas nécessairement toujours renouvelées. Elles peuvent se montrer répétitives, et c'est ce qu'il se passe ces derniers temps.

C'était inévitable : tu allais finir par perdre la teinte de rose dans tes yeux. Je le savais ; je n'avais juste pas réalisé que j'en serais la responsable. Je n'avais pas pensé que, moi, je pourrais te décevoir. Et pourtant, c'était condamné à arriver. Je t'avais encouragé à placer tous tes espoirs en moi. Je t'avais conduit à considérer notre relation et mes écrits comme ta source de réconfort, et, erreur fatale, comme la source du sentiment d'utilité que tu étais désespéré de retrouver. Depuis, chaque jour, en rentrant de la clairière, tu t'approches de moi le visage lumineux, me demandant ce que j'ai écrit depuis la veille. Chaque jour, je te réponds que je n'ai rien trouvé à écrire et la lumière disparaît aussitôt. Je sais que très bientôt, tu viendras vers moi le visage déjà éteint, ne croyant plus que je puisse avoir quoi que ce soit à t'offrir.

Donc, je te déçois. Mais on pourrait dire aussi que c'est toi qui me déçoit. Ce n'est pas de ma faute : c'est la vie qui continue d'être décevante. Je t'avais dit que cette déception pourrait être source d'inspiration, mais cette satanée vie ne semble même pas capable d'être décevante de façons diverses et variées. Chaque jour, ce sont les mêmes problématiques que tu rencontres, le même vide, les mêmes frustrations et les mêmes impasses. Chaque jour, ce sont les mêmes choses que tu me rabâches. Que pourrais-je donc écrire de plus ? Je ne vois pas l'intérêt de continuer d'aligner des mots différents pour exprimer toujours les mêmes idées. Ça n'apporterait rien, et ne te procurerait pas un soupçon du sentiment d'utilité auquel tu aspires.

Je te déçois ; de ne rien trouver, dans tes récits quotidiens, de digne d'être écrit. Tu te déçois ; de n'être pas capable de repérer de nouvelles choses à me raconter. La vie te déçoit ; d'être chaque jour identique à ce qu'elle était les jours précédents. Alors, à cause de moi et des idées que je t'ai mises en tête, tu es plus malheureux que jamais. Tu prêtes attention aux évènements et apprentissages de chaque jour et cette attention te fait réaliser que tes journées (ou du moins l'immense majorité d'entre elles) ne contiennent strictement rien. Tu n'apprends rien, tu n'as pas de nouvelles pensées, rien n'est digne d'être raconté, rien n'est digne d'être vécu. Ce qui signifie que tu es toujours en train de perdre ton temps ; donc d'enfreindre la deuxième loi de Shoncor.

Bravo à la mouche qui a eu l'idée de t'ajouter une nouvelle pression sur le dos ! Moi, je voulais juste te faire comprendre que la valeur de ta vie ne s'arrêta pas à ta productivité dans la clairière et à l'intérêt de ton travail. Je voulais juste te faire comprendre que la valeur de ta vie peut aussi être mesurée à ce que tu remarques, penses et est. Mais, comme en ce moment tu ne remarques rien de nouveau, ne penses pas grand chose et te sens être moins que rien, ce n'est pas un succès.

Mais c'est un problème qui vient de toi, Persil : on ne peut pas te suggérer une idée sans qu'elle ne devienne à tes yeux un impératif. Je peux te dire : « La valeur peut se trouver dans A, ou dans B, ou dans C, ou dans D », tu finiras par te mettre en tête que, pour être à la hauteur, tu dois trouver de la valeur et dans A, et dans B, et dans C, et dans D, et que si un seul d'eux manque à l'appel tout ça n'est qu'un immense gâchis. Les suggestions deviennent de la pression. Les possibilités deviennent des obligations. Et Shoncor devient plus pesant que jamais. Lui et sa satanée deuxième loi !

Selon moi, tu accordes beaucoup trop d'importance à cette loi. Si tu l'oubliais, ta vie serait beaucoup plus jolie et tes yeux bien plus roses. « Chacune de mes ressources ne peut être utilisée qu'en vue d'un résultat » : ça veut dire quoi au juste ? Personne ne semble d'accord sur ce qui peut ou non être considéré comme un résultat. Mais ce qui te semble clair et net, c'est que tes dernières journées n'en ont produit aucun. Moi, j'aime à croire que cette loi vous est parvenue déformée (après tout, ce sont des choses qui peuvent arriver avec Shoncor). Peut-être que la signification initiale était : « Chacune de mes ressources peut être utilisée en vue d'un résultat ». Ça, c'est une vérité indéniable ! Mais « Chacune de mes ressources ne peut être utilisée qu'en vue d'un résultat », nous savons tous que c'est faux. D'ailleurs, tes dernières journées sont la preuve que c'est faux.

De toutes les lois de Shoncor, c'est la seule qui ne se contente pas de décrire ce qui est et qui vous impose une obligation à laquelle obéir ou faillir. Ce n'est pas une loi, c'est un commandement ! Les autres lois de Shoncor sont comme des lois de physique ou des lois de la nature ; celle-ci est la seule à être une loi de juriste. Ça devrait te mettre la puce à l'oreille ; t'indiquer que quelque chose cloche dans la compréhension que tu en as. Visiblement, tu préfères être obsédé par l'idée de veiller à ne jamais enfreindre cette deuxième loi de Shoncor. Et quand je te demande pourquoi ne pas la respecter serait si grave, tu n'as qu'un seul mot à la bouche : « gâchis ». Mais tu es bien incapable de m'expliquer ce qu'il y a de si dramatique dans ce gâchis.

Ma théorie, c'est que ce qui est arrivé à la deuxième loi de Shoncor, c'est la même chose que ce qui est arrivé à notre projet d'écriture. Une possibilité s'est transformée en obligation, et la pression de faire face à cette obligation te gâche la vie et t'empêche de profiter du bonheur que la possibilité pouvait comporter. Alors que, la vérité, c'est que personne ne te regarde et ne vérifie ce que tu fais des ressources de Shoncor. Sauf toi bien sûr (et moi aussi dans une certaine mesure), mais Shoncor lui-même n'en a probablement strictement rien à faire.

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