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Tout continuait de continuer de même. Jusqu'à ce que tout change, sans pourtant changer vraiment. La clairière n'était pas invincible. Toi, tu ne pouvais rien faire contre elle, mais il pouvait quand même lui arriver des choses. Shoncor pouvait apporter des surprises. Et cette surprise là était telle qu'ils en ont fait un sirop. Toi qui as toujours affiché la plus grande indifférence pour les sirops, c'est la première fois que la substance de l'un d'eux te concerne. C'est la première fois que ce qu'il se passe de par le monde t'affecte directement, la première fois que tu ne peux pas te contenter (comme habituellement) d'y être simplement indifférent.
Que s'était-il passé ? Shoncor n'était pas directement responsable (ou son homonyme, à la rigueur, mais pas lui). Quelque chose était tombé du ciel ; littéralement. Quelque chose de mouillé. Quelque chose de froid. Quelque chose que vous n'aviez jamais vu auparavant. Mais surtout, quelque chose qui détruisait le carton. C'était comme si le ciel avait lui aussi des gouttes de sel qui lui tombaient des yeux. Des gouttes qui étaient tombées exclusivement sur la clairière, comme si c'était elle qui le rendait triste. Des gouttes qui avait détruit vos bureaux et vos dossiers, mais face auxquelles les serpent-couronnes étaient eux restés indemnes.
Les sirops du lendemain étaient nommés « Un haut lieu du ministère du Carton ravagé par la pluie ». Tu ne savais pas ce qu'était la pluie ; mais il s'agissait d'un mot qui existait déjà, dans les légendes du temps jadis. Cette idée d'eau tombant du ciel vous semblait à tous impossible, magique, saugrenue. Et pourtant, c'est bien ce qu'il était arrivé. De l'eau était tombée du ciel, détruisant ton bureau et un certain nombre de bureaux appartenant au Ministère. Mais surtout, de l'eau était tombée du ciel, détruisant la certitude du bien fondé de l'existence même du ministère du Carton et du carton lui-même.
La pluie avait détruit cette certitude pour toi, Persil (toi pour qui il ne s'était d'ailleurs jamais agit d'une certitude totale), mais, apparemment, ne l'avait pas détruite pour tes supérieurs, du N+1 au N+180. Une seule chose les intéresse : reprendre au plus vite les activités, comme si rien n'était arrivé, et comme si rien ne pouvait plus arriver. Est-ce que tout construire en carton est vraiment une bonne idée ? Qu'arrivera-t-il si des gouttes se mettent à nouveau à tomber du ciel ? Qu'arrivera-t-il si cette pluie tombe la prochaine fois sur un périmètre plus grand que la seule clairière ? Personne ne semble s'en soucier. Ils n'ont qu'une idée en tête : revenir au statut quo.
La clairière est impraticable. Qu'à cela ne tienne ; vous vous êtes vus ordonner de sauver, parmi les débris de carton, le plus de dossiers possibles. Vous vous êtes vus ordonner de ramener tout ça chez vous, et de vous organiser (à l'aide de ces bouts de dossiers, de vos souvenirs et de concertations interminables) pour reconstituer les informations perdues et repartir de plus belle. Tu vas donc pouvoir passer tout ton temps chez toi, loin de cette clairière et de son ambiance qui te pesait de plus en plus ; de ça, tu es heureux. Mais tu vas aussi et surtout devoir mettre les bouchées triples pour procéder (sans que le temps qui t'est imparti soit augmenté) à la fois à la reconstitution des dossiers et à leur traitement habituel.
Tu pensais pouvoir passer plus de temps avec ta famille mais, en réalité, tu disposes d'encore moins de temps qu'avant. Tu te lèves aux aurores pour assister à la réunion quotidienne de connexion télépathique avec le reste du service. L'un de tes supérieurs prend la parole, sans vous demander comment vous allez, sans vous informer de l'état de la clairière et tout simplement en agissant comme si la situation était strictement normale. Ses mots emplissent ta tête. Quels dossiers sont à l'ordre du jour ? Qui se souvient de quoi ? Quelle stratégie va être adoptée ? Qui sera responsable du traitement ? Personne ne pose la seule question qui aurait vraiment mérité d'être posée : à quoi bon se tuer à permettre la production de carton dans un monde où nous ne pouvons plus nous fier au carton ?
C'est ta nouvelle vie ; pendant que des ouvriers s'occupent de remettre sur pieds vos bureaux en carton dans la clairière. C'est ta nouvelle vie : poser au saut du lit ton serpent-couronne sur la tête et ne l'enlever qu'en te couchant le soir. Heureusement, ta mère t'oblige à la retirer au moins pendant les repas. Mais, même pendant ces repas, tes collègues se permettent de déclencher des connexions télépathiques, t'obligeant à retourner te replonger dans tes dossiers sans même avoir fini de manger. Ce serpent ne reste jamais loin de toi très longtemps et ta brillance en pâtit. C'est ta nouvelle vie ; tes proches sont obligés de te voir tel que tu es réellement, la majorité du temps. Ils sont obligés de voir ce Persil à serpent-couronne que tu méprises tant, comme ça avait été le cas ce soir où tu avais ramené la couronne chez toi, mais maintenant à temps plein.
Tu es stressé en permanence, sachant qu'à chaque instant tes collègues peuvent te tomber dessus, te solliciter, exiger quelque chose de toi. Tu te sens impuissant, inexistant : un vulgaire pantin à leur disposition. Tu te tues à la tâche mais ils ne peuvent pas s'en rendre compte. En revanche, si tu refuses une connexion télépathique, ils s'en rendront inévitablement compte et risqueront de penser que tu n'es jamais à tes dossiers. Il n'y a pourtant rien de plus faux : tu appartiens à tes dossiers plus qu'à toi-même ou à quoi que ce soit d'autre. La situation est plus tendue que jamais ; tu as l'impression que tous te sollicitent tout le temps sans raison, juste histoire de prouver qu'ils sont bien en train de travailler malgré le fait que personne ne les observe. Tu pensais que la clairière dans laquelle tu travaillais avant le déluge avait atteint le sommet du ridicule : tu réalises maintenant que vous en étiez encore loin. Et, à présent, tu te demandes quel nouveau sommet ils vont encore pouvoir créer.
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