AB

6 minutes de lecture

Bien étonné par les propos de ton frère, tu as réalisé que le petit Chardon a désormais poussé. Qu'il tienne tête à Shoncor ne t'a pas surpris ; il tient tête à tout le monde. Mais tu as été bluffé par son sens de la répartie et par son degré d'insatisfaction, ne pensant pas sa pensée si construite. Tu croyais qu'il se contentait de se plaindre pour la forme, par esprit de rébellion, pour ensuite se changer les idées en se distrayant. C'est peut-être quand même ce qu'il fait, d'ailleurs (comme vous tous, d'une certaine manière). N'est-il pas à présent en train de danser au rythme du concert privé qui lui est donné par Cloche et Xylophone ? Comme si sa conversation avec Shoncor n'avait jamais eu lieu ; alors qu'elle a bien eu lieu. C'est comme si, pour Chardon comme pour toi, l'intensité d'être (et en particulier d'être insatisfait), ne pouvait pas se permettre d'exister à temps plein.

Tu vois simultanément l'intelligence et la naïveté de ton petit frère. Peut-être que Chardon n'a pas tort, et qu'il serait bien plus juste de pouvoir créer un monde nouveau en repartant de zéro (un zéro contenant quand même les enseignements du passé). Plus juste, assurément. Et plus logique indubitablement, quand on prend en compte la dimension systémique. Mais possible ? Je ne vois pas comment. Que Chardon choisisse de s'adresser à Shoncor pour lui réclamer un tel changement montre bien les faille dans sa vision (et ne parlons même pas du fait qu'il l'accuse d'un complot avec Inertie). Il est si facile de remettre la faute sur les autres (ou sur des abstractions), de juger inévitable ce à quoi on n'arrive pas à échapper et d'estimer impossible ce qu'on n'arrive pas à créer. Pourtant, n'est-ce pas ce que tu fais toi aussi, Persil ? N'est-ce pas ce que tu fais chaque jour, à pourrir dans cette clairière en te convainquant qu'il n'y a pas de meilleure option que d'y rester ? N'est-ce pas ce que tu fais en conformant ton identité à celle dictée par ton serpent-couronne, au prétexte qu'il ne te laisserait pas d'autre choix ?

Ton petit frère et toi êtes tous les deux bien plus similaires que tu ne le crois. Bien entendu, Chardon est jeune, baignant encore tranquillement dans les enseignements du temple de la découverte et dans l'idéalisme qu'il peut pour l'instant se permettre. Deviendra-t-il un jour aussi résigné que toi ? Au final, tu ne l'espères pas. Et moi, j'espère que tu vas lutter contre cette impuissance que tu as acquise, et récupérer au moins une once de cet idéalisme que tu as perdu. Parce que, même quand il ne produit pas d'effet, l'idéalisme a au moins le mérite de nourrir ta brillance et de faire de toi un Persil dont tu aimes la saveur.

Ne pourrais-tu pas, en vérité, prendre un peu de la graine de Chardon ? Admettons les évidences : tu ne pars pas de zéro et tu te vois mal détruire le ministère du Carton. Mais ne pourrais-tu pas, au moins, ignorer un certain nombre de choses ? Faire comme si n'existaient pas les normes léguées par le passé, ou au moins celles d'entre elles qui t'oppressent et que tu soupçonnes d'oppresser tout autant les autres ? Si tu allais manger tes triangles de carton avec Quiconque (ou quiconque) à son bureau plutôt que seul devant le tien, que se passerait-il ? On te jetterait peut-être quelques regards réprobateurs ? Oui, et alors ? Préfères-tu vraiment que l'on te regarde comme un Persil conforme et sans saveur ? Le Persil à qui l'on jetterait des regards désapprobateurs ne serait-il pas au final plus proche du Persil sans peau d'aubergine que tu souhaites devenir ?

Pourrais-tu te permettre de faire comme si le système était autre ? N'est-ce pas le seul moyen de faire en sorte qu'il le devienne un peu ? Mais serais-tu assez fort ? Supporterais-tu d'essayer sincèrement de t'intéresser à l'un de tes collègues pour te voir retournées des réponses emplies de froideur ? Arriverais-tu à t'obstiner à formuler des remarques et des suggestions qui ne seraient jamais prises en compte ? Oui, tu serais un peu plus toi-même ainsi, mais ce serait quasiment toujours sans résultat. Et ces tentatives sans succès, ces échecs répétés, ne feraient que renforcer cette impuissance acquise, cette certitude que rien ne peut changer ; cette résignation. Plus tu agiras, plus la passivité reviendra. En tout cas, c'est ce que tu crains. Peut-être bien que tu en es déjà au stade où l'impuissance vécue et ressentie te fait surestimer ton impuissante réelle, et croire que tu ne peux rien même dans les situations où des bribes de possible perdurent.

Mon avis reste que tu te dois quand même d'essayer. Après tout, Shoncor lui-même a dit que la situation actuelle est de votre faute. L'obéissance aveugle de tous à la puissance d'Inertie est votre responsabilité. Et ce ne sera pas de la tienne ! Tu refuses d'être un sujet d'Inertie, ou en tout cas d'agir comme tel. Tu veux pouvoir rétorquer à Shoncor (si un jour il te parle comme il a parlé à Chardon) que toi au moins, tu n'as pas participé à ça. Mais tu sais bien que ça ne suffira pas. Tu sais que, si tu veux vraiment que les choses changent, changer toi-même ne suffit pas. Il faudrait aussi inciter les autres à en faire autant ; sauf que tu ne te sens vraiment pas les bras pour ça.

Tu n'es pas un communiquant. Probablement que Cloche s'en sortirait mieux que toi. Peut-être pourrais-tu lui souffler d'écrire une chanson pour motiver les trouves ? Non, tu ne vas pas changer le monde ; et elle non plus. Mais le monde serait au moins un petit peu plus joli avec cette chanson dedans. Et toi, Persil, tu pourrais essayer d'exprimer tes opinions et de créer du lien autour de ça. Oui, ça veut dire que tu peux continuer de te plaindre ; tu le fais si bien ! Et puis, qui sait ? Peut-être que tu n'essuieras pas que des échecs, et que le sentiment qui sera généré par tes tentatives ne sera pas de l'impuissance. Peut-être que l'espoir existe encore, même quand ton visage terne te fait croire que ce n'est plus le cas.

Regarde Kaki, regarde Chardon, regarde Quiconque, regarde quiconque. Qu'as-tu vu dès que tu t'es approché un peu d'eux ? Plus de similarité que tu ne l'imaginais : en particulier tes insatisfactions bien plus partagées que tu ne le croyais et les failles du monde bien plus conscientes à leurs esprits que tu ne le pensais. Bien sûr, il y a aussi des gens comme ton père, qui se trouvent surpris qu'on puisse voir les choses de l'angle sous lequel nous les voyons. Mais il est tout aussi utile de parler aux premiers et de réaliser le caractère partagé de vos revendications, que de parler au second pour lui faire prendre conscience de la situation. Et, bien sûr, il y a aussi ta grand-mère, ta mère, Cloche, la fée : des gens qui t'aident à retrouver des lueurs d'espoir et à ne pas oublier que l'insatisfaction (même partagée) n'est pas la seule chose à regarder.

Alors va, petit Persil. Arrête de cacher le savoureux Persil sous son serpent-couronne et montre-toi sans ta peau d'aubergine. Arrête de t'isoler dans tes yeux noirs et tes discussions avec la mouche que je suis. Rappelle-toi que vous êtes tous un train de couler dans ce même grand bateau en carton qui prend l'eau. Essaye de voir ce que les gens cachent sous leur peau d'aubergine. Après tout, ce n'est qu'après avoir constaté qu'aucun d'entre vous n'est vraiment (intérieurement) aux couleurs de la reine Inertie, que vous pourrez vous révolter contre elle.

Annotations

Vous aimez lire FleurDeRaviolle ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0