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En arrivant dans la clairière chaque matin depuis maintenant plusieurs semaines, tu testes différentes entrées plus engageantes et avenantes les unes que les autres ; mais aucune ne semble porter ses fruits et recueillir de réponse. En parlant de fruits, tu as passé une bonne partie de ton temps de la journée à en regarder voltiger. Quand aux réponses, on va avoir l'occasion d'en reparler aussi (phonétiquement du moins). Il faut dire qu'aujourd'hui (et c'est assez exceptionnel pour être noté !) ton travail t'a laissé l'occasion de laisser ton regard (et ton esprit) vagabonder. D'ailleurs (et sans surprise) ça t'a fait un bien fou !
Sauf qu'en réfléchissant à la raison de cette autorisation exceptionnelle de vagabondage, on peut se dire quand même que ce n'est pas bien folichon. Ton N+2 est arrivé près de toi en milieu de matinée (sans te saluer bien sûr) et t'a ordonné d'interrompre sur le champ tes tâches en cours pour te concentrer sur une urgente priorité. Urgente peut-être, mais loin d'être passionnante ou de faire honneur à tes compétences professionnelles, la tâche en question consistait à écouter des heures et des heures d'enregistrements sonores. Vois-tu, ton N+2 avait ce matin eu un pressentiment : quelque chose dans le dossier qu'il traitait ne collait pas. Il avait l'intuition qu'un élément contredisait ce qui avait été dit dans l'un des échanges verbaux qu'il avait eus avec ses partenaires. Mais (bien évidemment) ton N+2 avait cette certitude sans avoir la raison ; il n'avait aucune idée du point qui pouvait être la source de cette gêne, ou même du type d'information dont il pouvait s'agir.
Comme tu as toute sa confiance (et autre baratin du genre) il t'a confié cette mission prioritaire de réétudier l'ensemble des éléments pour la contradiction. Voilà donc à quoi tu étais réduit ! Mais quelque part, je dois admettre que ton N+2 avait raison sur le fait que tu étais certainement la personne la plus qualifiée pour cette tâche. Tu connaissais le dossier en question sur le bout des doigts, ta capacité à repérer les contradictions était inégalable, et ta rigueur indéniable. Tu étais clairement le meilleur ; en même temps, tes qualités n'auraient-elles pas justifié qu'une tâche si rébarbative soit plutôt confiée à un autre qu'à toi ?
Ce paradoxe m'a rappelé celui que j'avais repéré dans les propos de ton grand-père. Le vieil homme croit dur comme fer que la répétition est la condition de la compétence et de l'excellence ; ce qui est vrai. Mais c'est comme si ce qui est meilleur pour le résultat était moins bon pour l'humain. Répétition, automatisation, division : tous ces mots en -ion ne sont ils pas contraire à l'épanouissement ? Ce qui est source de compétence n'est pas forcément source de brillance. Et moi qui pensais jusqu'ici ces deux termes similaires ; il n'y a rien de plus faux. La brillance implique la pensée, alors que la compétence implique l'automatisme (qui est le contraire de la pensée).
C'est comme si l'on devait choisir entre mettre les gens à la place où l'on est assuré qu'ils seront bons, ou prendre un risque pour leur permettre de se développer. L'ironie étant bien sûr que, si l'on ne prend pas ce risque, les gens deviennent malheureux et finissent par ne plus être si bons. Exactement comme toi, Persil ; malheureux de voir jour après jour que ton travail se contente de faire appel à ton expertise sans faille (et sans saveur) sans avoir rien à faire de ta brillance et de ce qui te rend unique.
Mais, au final, je ne sais pas si l'écoute d'enregistrements était une tâche automatique ou faisait finalement appel à ta brillance. Pour être honnête, la conclusion à laquelle tu as abouti n'aurait pas été atteinte sans brillance. Tu as réussi à découvrir que la véritable tâche n'était pas de détecter l'incohérence entre les informations du dossier physique et celles contenues dans les enregistrements. La véritable tâche était de comprendre ce qui avait pu créer ce pressentiment chez ton N+2 puis de le convaincre qu'il n'y avait pas d'incohérence.
Encore un excellent usage des ressources de Shoncor ! Une journée passée juste pour confirmer que tout allait bien. Mais quand même, chapeau ! La seule incohérence, c'était que le premier des enregistrements mentionnait le positionnement des locaux de test au troisième étage alors que le dossier fait, lui, mention du rez-de chaussée. Tu as remonté ce point à ton N+2, en lui expliquant que l'entreprise concernée avait déménagé entre le premier enregistrement et le deuxième (ce qui a été mentionné dans le sixième).
Tu croyais qu'il allait insister ; te soutenir qu'il ne s'agissait pas de ça et qu'il devait bien y avoir une incohérence quelque part (puisqu'il l'avait ressentie). Mais ça ne s'est pas passé comme ça. Pour une fois, ça s'est passé comme ça aurait dû se passer (comme quoi, ça peut parfois arriver). Ton N+2 t'a écouté et, dès que tu as parlé d'étage, il a eu un déclic et admis que son pressentiment venait de là. Ton information sur le déménagement a semblé le satisfaire ; elle devait être suffisante pour justifier son erreur et préserver son égo. Histoire de sauver la face, il t'a quand même demandé de faire figurer sur le formulaire cette histoire de déménagement et de changement d'étage (bien que ceci n'ait strictement aucun intérêt pour le dossier en question).
Mais avant d'en arriver à cette brillante conclusion, il t'a fallu te farcir des heures d'écoute. Et cette tâche (même si peut-être pas tout à fait automatique) avait le mérite de laisser un peu de loisir à tes yeux et à ton esprit ; juste assez pour prendre le temps de regarder à l'horizon. Cet horizon que tu as trop peu l'occasion d'observer, et dont tu as besoin (même si certains peuvent apparemment se contenter de passé et d'Inertie). En regardant à l'horizon depuis ton bureau, tu vois la tour de Raiponce ; tu espères que ce n'est pas symbolique et que t'attendent de meilleurs horizons que l'enfermement et l'absence de responsabilités. Mais tu n'as pas eu le temps de penser très longtemps à l'horizon ; car tu étais en partie concentré sur l'écoute des enregistrements, et surtout parce qu'un étrange spectacle s'est déroulé devant tes yeux.
Tu as vu une femme, tout de violet vêtue, arriver en dessous de la tour, chargée de paniers, et réaliser un curieux jeu d'adresse. Elle prenait les objets sphériques dans son panier et essayait de viser, en les lançant, la fenêtre de la tour. Tu t'es demandé s'il s'agissait là d'une nouvelle distraction à la mode (peut-être la dernière invention de Yuzu ?) et si Raiponce ne risquait pas d'être blessée en se prenant un objet sur la tête. A la pause déjeuner, saisissant cette occasion pour tenter de te rapprocher de tes collègues, tu leur as demandé s'ils avaient eu vent de cette nouvelle mode. Ils se sont bien fichus de toi ! Comment pouvais-tu ignorer une chose aussi élémentaire ? Ton nez n'avait jamais semblé aussi terne.
Tu ne t'es jamais intéressé aux racontars ou à la vie d'untel et untel (même si tu t'intéresse un peu à celle de Quiconque). Même si tu entends parfois certaines "informations" relevant de cette catégorie, tu les oublies aussitôt, ne souhaitant pas encombrer ton esprit de pareilles broutilles. Tu savais que Raiponce était la fille de votre reine, et qu'elle avait été enlevée par une sorcière et enfermée dans cette tour ; c'était bien suffisant pour toi ! Mais apparemment, pour avoir une culture digne de ce nom, il fallait également savoir qu'il y a derrière tout ça une sombre histoire de frutivorisme. Maintenant que tu as développé un esprit critique vis à vis de l'omniprésence du carton, tu te dis qu'effectivement l'histoire de Raiponce est peut-être intéressante et mérite de se faire une place dans ta mémoire. C'est d'autant plus vrai que cette histoire te touche désormais très personnellement.
Tous tes collègues semblaient savoir que la sorcière jette chaque jour des fruits par la fenêtre de Raiponce pour la nourrir. De la même manière, ils savaient que Raiponce avait été enlevée justement pour punir sa mère (votre reine donc) d'avoir tenté de voler un fruit dans le jardin de la sorcière. Il semblerait donc qu'Inertie n'ait pas toujours été si inertique, et que sa seule tentative de faire preuve d'innovation et d'originalité (en cherchant à manger des fruits plutôt que du carton) ait été sévèrement punie. Cette histoire pourrait d'ailleurs expliquer qu'elle se soit ensuite rangée dans le camp de l'inertie. Mais, ce qui t'intéresse tout particulièrement, c'est ce qu'il s'est passé plus tard dans l'après-midi.
Ce qui t'intéresse tout particulièrement, c'est une chose que tes collègues ne pourraient probablement pas expliquer (mais ton frère, lui, pourra et devra le faire). Après que la sorcière soit partie (et pendant que tu écoutais toujours ces interminables enregistrements) tu as vu les cheveux de Raiponce tomber par la fenêtre de la tour. Des petits oiseaux sont arrivés de partout pour la peigner et lui tresser une natte. Jusque là, rien d'étonnant (à en croire tes collègues, c'est la routine habituelle de Raiponce). Mais, une fois la tresse terminée, un garçon est arrivé et a utilisé la chevelure nattée comme échelle pour grimper jusqu'à l'intérieur de la tour. D'où tu étais, tu ne pouvais pas voir avec une parfaite clarté, mais la démarche assurée (presque insolente) de ce garçon ne laissait pas beaucoup place au doute : il s'agissait de Chardon.
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