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Jamais tu n'aurais pensé que Chardon serait le genre de personne à fuir. Pourtant, c'est bien ce qu'il souhaite faire. Et, non seulement tu vas le laisser faire, mais en plus tu vas l'aider à le faire. Tu ne sais pas s'il a tort ou raison : tu es juste sous le choc. Moi, je me dis que sa résolution est au final la seule issue logique pour quelqu'un comme lui. Nous entendions ses discours exacerbés, et nous voyions en lui un révolutionnaire qui allait essayer de changer le monde. Mais croyait-on vraiment qu'il allait pouvoir réussir ? Toutes ses idées étaient tellement éloignées de la réalité telle qu'elle est aujourd'hui. A partir du moment où l'on admet ne pas pouvoir changer le monde, restent deux options : s'adapter ou fuir. Et entre ces deux options, fuir était la plus fidèle à Chardon (c'est peut-être aussi d'ailleurs celle qui te correspond le mieux). Il ne peut pas isoler chaque génération de la précédente ; mais il peut toujours s'isoler lui.
Je ne sais pas si, sans Raiponce, l'histoire de Chardon aurait fini ainsi (si tant est qu'il s'agisse bien d'une fin). Pourtant je sais que le choix qu'il fait est bel et bien en accord avec lui-même, et ne vient pas (ou en tout cas pas uniquement) de son influence à elle. C'est quand même elle qui t'a appris la nouvelle, et sur ton temps de travail (j'espère que tu as bien profité de cette occasion unique d'avoir une conversation personnelle sur ton temps professionnel). L'été touchait à sa fin et, certains de tes collègues étant encore en congés, tu as récupéré la tâche de faire face aux porteurs de projets souhaitant initier des dossiers. Et, celle à laquelle tu as dû faire face ce jour là, c'était ta belle-sœur :
« Bonjour Persil. Je souhaiterais initier une demande pour la reconstruction de ma tour.
— Mais, enfin, c'est toi qui l'a mangée !
— Et alors ? C'est un édifice en carton qui était et qui n'est plus : ce critère seul suffit à initier une demande de reconstruction, je me suis renseignée.
— Mais, à ce compte là, tout le monde pourrait se nourrir aux frais de la collectivité ! Il suffirait de manger son habitation puis d'en demander la reconstruction.
— Qu'y puis-je moi, si votre système est plein de failles ? Je suis étonnée que personne d'autre n'ait pensé à profiter de cette celle-ci, mais dans tous les cas, moi, je compte bien faire valoir mes droits.
— C'est vrai que, d'un point de vue strictement réglementaire, ça devrait pouvoir passer. Enfin, il faudra quand-même justifier que tu n'as pas d'autre endroit où résider, ce qui exclut un éventuel mariage dans les prochaines années. En as-tu parlé avec Chardon ?
— Si j'en ai parlé avec Chardon ? Je me suis mal fait comprendre : Chardon viendrait vivre avec moi dans la tour. D'ailleurs, nous nous sommes mariés le mois dernier.
— Pardon ? Vous vous êtes mariés ? Pourquoi ne suis-je pas au courant ?
— Pourquoi le serais-tu ? Nous t'avons annoncé que nous nous aimions ; nous n'avons fait que l'officialiser aux yeux de l'administration. C'était déjà officiel pour toi, nous n'avions donc pas besoin de te faire une annonce supplémentaire.
— C'est un raisonnement un peu tordu, mais je suppose que cela n'a rien à voir avec le dossier. L'absence de porte, en revanche, pourrait jouer. Est-ce qu'une tour peut vraiment être considérée comme une habitation ? Quant au fait que vous soyez mariés, il implique que le dossier doive passer entre les mains du ministère de la Famille. Ce sont eux qui devront confirmer que vous ne devriez pas plutôt continuer d'habiter chez nous, et que la reconstruction de la tour est donc bien justifiée.
— L'absence de porte est tout l'intérêt, Persil ! Il est hors de question que nous résidions chez vous. Ce n'est pas contre vous, mais votre foyer est une interface avec le monde ; ce qu'une tour n'est pas.
— Je ne comprends pas.
— Nous voulons être enfermés, Persil. Seuls. Chardon et moi ne souhaitons pas faire partie de votre monde.
— Je ne pense pas que ce soit un argument recevable aux yeux du ministère de la Famille.
— Qu'importe le ministère de la Famille ! Même s'il en décide ainsi, je ne vivrai pas avec vous indéfiniment ! Crois-tu que la Sorcière qui m'a enfermée ait adressé une demande au Ministère avant de le faire ?
— Probablement, si elle a fait construire cette tour aux frais de la collectivité.
— Bien sûr qu'elle ne l'a pas fait ! Crois-tu vraiment qu'elle ait rédigé un joli dossier mettant noir sur blanc son intention de kidnapper la fille de la reine et demandant la construction d'une prison à cet effet ? Mais si c'est un point bloquant, adieu le dossier. Nous reconstruirons la tour nous-mêmes et à nos frais, c'est tout.
— A vrai dire, d'un point de vue strictement réglementaire, la tour une fois construite puis détruite, tu es en droit d'en demander la reconstruction. Il faut juste prouver que quelqu'un va y résider, et dans votre cas il ne s'agit pas d'une personne kidnappée donc ça ne devrait pas poser problème.
— Qu'est-ce que le ministère de la Famille doit trancher, alors ?
— Ils doivent juste vérifier que nous ne sommes pas face à un litige ; c'est à dire qu'aucun des parents ou beaux-parents n'a adressé de demande pour que tu rejoignes leur foyer. Je pense que mes parents accepteront votre choix, alors pas de problème en principe. Mais il y aura un délai certain, comme pour tout acte administratif.
— Et ma mère ? Est-ce qu'ils vont s'intéresser à elle ?
— La reine ? Tu l'as vue depuis ta libération ?
— Non, je ne l'ai pas vue, et je ne compte pas la voir. Elle n'a pas à savoir que je ne suis plus dans cette tour. Puis, Chardon m'a parlé d'elle : je ne veux pas lui pardonner d'avoir abandonné. Elle était de celles qui tentaient de manger des fruits et elle est devenue la reine de l'Inertie ! Elle a le plus haut niveau possible sur l'échelle du pouvoir, et elle ne fait rien pour améliorer les choses.
— D'accord. Je suppose que nous pouvons transférer ton dossier au service dédié du ministère de la Famille pour qu'ils apposent une mention comme quoi ta mère a failli à ses responsabilités de mère et n'a donc pas son mot à dire concernant ton lieu de résidence. On pourra argumenter qu'elle n'a jamais cherché à te libérer de ta tour, alors que la possibilité et même la facilité de cette action ont maintenant été démontrés.
— Donc le dossier devrait passer par deux services du ministère de la Famille, avant de revenir dans celui du Carton ? Ce serait plus rapide de reconstruire la tour nous-mêmes !
— Je sais bien. Mais ce sont les lois de Shoncor.
— Pardon ? Les lois de Shoncor n'ont rien à voir là dedans ! Dis-moi donc quelle loi serait impliquée ?
— Tu comprends ce que je veux dire. Et, en cherchant un peu, peut-être la troisième loi ? Rien ne peut exister sans lui, y compris ta tour.
— Oh, s'il te plaît, Persil ! Ce ne sont pas les lois de Shoncor qui posent problème, c'est le fonctionnement de vos stupides ministères ! Shoncor n'est rien ! Shoncor n'est qu'un canevas vide prenant la forme du monde qui l'entoure.
— Sixième loi de Shoncor : je n'ai jamais le même visage !
— Dans l'absolu, oui. Mais ici, Shoncor a toujours le même visage : celui de votre société ! Du haut de ma tour, je peux t'assurer qu'il a un tout autre visage : c'est pour ça que j'ai besoin d'y vivre.
— Où que vous alliez, Shoncor vous suivra. Où que vous alliez, il imposera sa dictature, vous rendra la vie impossible, vous mettra la pression pour ne pas gâcher ses ressources mais en même temps vous fera vous sentir redevable envers lui pour ce qu'il vous donne. Où que vous alliez, vous serez dépendants de lui.
— C'est faux, Persil. C'est faux. Je peux t'assurer que, dans ma tour, Shoncor est tout à fait amical et agréable. Comme un adolescent turbulent peut-être un ange dès qu'on le voit séparé de certains de ses amis de mauvaise influence, Shoncor peut-être un ange plutôt qu'un démon, dès lors qu'on le voit écarté de la société et de l'influence néfaste qu'elle a sur lui. Shoncor est coloré par les contraintes et valeurs de la société. Eloigné d'elle, il devient agréable, au point d'assouplir ses lois et que la moitié d'entre elles ne soient même plus valables. »
Tu aurais aimé parler plus longuement avec Raiponce de ses théories sur Shoncor, mais ça allait devoir attendre. Après tout, tu étais au travail et votre conversation prenait une direction sans valeur pour le dossier que tu avais à constituer. Ton éthique professionnelle t'interdisait de poursuivre, et t'a conduit à poliment renvoyer ta belle-sœur pour t'atteler à peaufiner son dossier avant de l'envoyer se perdre dans les méandres du couloir administratif. Ton éthique professionnelle t'a conduit à rester seul avec tes questionnements, te demandant si Shoncor pouvait vraiment changer de visage à ce point, et s'il pouvait t'appartenir de faire des choix qui permettraient à son visage de s'adoucir (sans avoir pour autant à aller aussi loin que t'enfermer dans une tour en t'isolant du monde et en abandonnant tout espoir de jamais pouvoir avoir une influence sur lui et le redresser un tant soit peu).
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