Pour ton premier jour avec un haut-de-forme de recommandateur sur la tête, tu as été coaché par un excentrique directeur des ressources humaines du nom de Colchique. Mais son excentricité ne tient pas à son nom, ni même aux oreilles du lutin qu'il n'essaye même pas de cacher. Ce qui est excentrique, ce sont les propos qu'ils tient, emplis de paradoxes et de contradictions :

« Bienvenue parmi nous, Persil ! Je suis ravi de t'accueillir sur cette falaise. Mais, au fait, sais-tu pourquoi nous avons choisi une falaise ? Pourquoi pas un pré, par exemple ?

— Je l'ignore. Pourquoi une falaise ?

— Non, ce n'est pas pour éviter de mauvais jeux de mots sur mon prénom. Je sais que tu l'as pensé. Les blagues ne sont pas interdites, tu sais. Au contraire, l'humour est encouragé.

— Faire des blagues est obligatoire ?

— Non. Mais s'épanouir est obligatoire ! Et les blagues y participent.

— J'espère m'épanouir ici. Mais, même si ce n'est pas le cas, mon travail ne s'en ressentira pas. Je sais prendre sur moi, et je sais aussi que chaque métier comporte des difficultés. Je pense qu'il est important d'être heureux, mais plus important encore d'avoir le sens du devoir et de ne pas laisser nos états d'âmes nous empêcher de faire ce qui doit être fait.

— Ce n'est pas ainsi que nous voyons les choses. Il est certain que tu vas avoir des choses à faire. Mais ces choses, on ne veut pas seulement que tu les fasses ; on veut aussi que tu aies envie de les faire !

— Heu… c'est noté. Mais vous ne m'avez toujours pas dit… pourquoi une falaise ?

— J'apprécie que tu n'aies pas oublié ma question. C'est une qualité essentielle : savoir arrêter de suivre le fil tout en continuant à le suivre. Je reconnais déjà en toi l'un des nôtres, Persil. Mais, par pitié, ne me vouvoie pas ! Quand je parle en disant "nous", c'est parce que je parle de la falaise en général, pas parce que je me considère pluriel.

— Pardon. Je vais essayer de te tutoyer. Mais ce n'est pas naturel ; là où je travaillais avant le vouvoiement était de mise.

— Tu vas vite prendre le pli. Tout le monde se tutoie ici. On n'est pas comme ces ringards de la clairière. Nous sommes entrés dans l'ère de la modernité ; où le travail doit se construire autour de l'amitié.

— Tout ça ne me dit pas pourquoi une falaise.

— La falaise est une métaphore ! Elle représente le danger, la prise de risques. Voilà ce que nous attendons de nos recommandateurs. On n'est pas ici pour rigoler ! Il y a des projets à mener, des changements à initier, un monde entier à transformer ! C'est un travail qui nécessite le sens du sérieux et une précision d'équilibriste. Qu'est-ce que tu notes ?

— J'ai pris des notes sur tous ces conseils : faire preuve d'humour, s'épanouir, vouloir faire ce qu'on doit faire, tutoyer, être amis, prendre des risques, être sérieux, être précis. Est-ce que ça résume bien ce que vous attendez de nous ?

— Je vais ignorer ce "vous" en estimant que tu parles de la falaise et pas de moi.

— C'est le cas.

— Pour répondre à ta question, ce n'est pas ce que nous attendons de vous. Ce que nous attendons, c'est bien plus que ça ! C'est quelque chose qui inclut tout ça, et qui est aussi infiniment plus. C'est quelque chose que tu es le seul à pouvoir définir.

— Je ne suis pas certain d'avoir compris.

— C'est simple, pourtant. Ce qu'on attend de toi, Persil, c'est que tu sois supérieur aux attentes.

— Et c'est valable seulement pour moi ?

— Est-ce que je dois considérer ça comme une tentative de plaisanterie ? Tu sembles avoir quelques progrès à faire dans ce domaine là. Mais, pour te répondre au premier degré, c'est valable évidemment pour tous les recommandateurs. Nous attendons l'excellence de tous, et de chacun d'être supérieur à tous les autres.

— Heu… c'est noté. Quand tu as dit que ce que vous attendez c'est quelque chose que je suis le seul à pouvoir définir, ça signifiait quoi exactement ? Que chacun doit définir sa propre excellence ?

— Je vois que tu as tout compris ! Et en plus tu m'as tutoyé. C'est un principe qui m'est très cher. S'il y a un conseil que je donne à chaque nouvel arrivant, c'est bien celui-ci.

— Quel conseil ?

— Fais comme moi : ne prends modèle sur personne !

— Parce que prendre modèle serait bien ironique, de la part de quelqu'un censé recommander ?

— Surtout parce que suivre un modèle rend impossible de s'adapter. Et s'adapter est le maître mot de notre profession !

— Ah bon ? Je pensais que c'était recommander.

— Recommander c'est s'adapter. »

Le pire dans tout ça, c'est que Colchique n'est peut-être pas un excentrique. Le pire, c'est que je crois que ces propos et ce non-sens sont probablement fidèles à la réalité de la falaise. La falaise est alors une sacrément bonne métaphore ! Et, pour tout te dire, tout ça me fait un peu froid dans le dos. Parce que, si Colchique dit vrai sur ce qui t'attend sous ton nouveau haut-de-forme, il y a à craindre que tu te laisses tomber dans le vide d'ici quelques semaines.

Maintenant, je comprends mieux les oreilles de lutin. Si, pour travailler ici, il est nécessaire d'intérioriser des principes aussi schizophrènes, il n'y a pas à s'étonner de se voir transformé. Presque chacune des phrases de Colchique est une vraie pépite ; qui ferait bien rire énoncée en tant que paradoxe, mais qui fait beaucoup moins rire quand elle est énoncée en tant que principe d'une falaise bel et bien réelle. Ce travail est décidément une vaste plaisanterie !

Maintenant, je sais que tu ne pourras pas échapper aux oreilles de lutin ; et tu le sais toi aussi. Tu te souviens de ce que t'a raconté Yuzu, le jour où tu la rencontrée ? Tout ce que tu ne comprenais pas totalement ce jour là, maintenant, tu le saisis beaucoup mieux. Elle avait conscience que ce qu'elle faisait n'était qu'une plaisanterie ! Elle en avait conscience, et avoir conscience ne l'a pas empêchée de voir pousser sur sa tête de jolies oreilles pointues. Mais bon, ne perdons pas espoir tout de suite : peut-être que les oreilles de lutin t'iront bien.