Wahou ! Qui aurait cru qu'un simple chapeau haut de forme puisse avoir tant d'effet ? Lorsque tu travaillais dans la clairière, jamais aucune de tes brillantes propositions n'avait été acceptée. Sauf celle de peintre des bureaux, mais c'était justement grâce au pouvoir du haut-de-forme de Yuzu. Le pouvoir de cet attirail est prouvé une nouvelle fois : ton projet de suppression des plumes a été validé ! Bon, d'accord, ce haut-de-forme n'a pas que des avantages : tes oreilles ont pris quelques millimètres ces dernières semaines (tu ne t'en rends pas encore compte, mais à échelle de mouche c'est déjà flagrant). Il n'empêche que tu as été écouté, qu'ils ont attribué du mérite à ton idée, et qu'ils t'ont donné leur GO pour faire ce que tu voulais. A croire que la position de recommandateur est idéale pour échapper au processus de validation hiérarchique classique à cinquante niveaux. Cette fois, six niveaux ont suffit. Un véritable miracle ! A moins que ça n'ait un rapport avec le fait que les corbeaux commencent à se faire rares dans la région.

Le seul souci, c'est qu'ils ont refusé de t'attribuer un budget. Ils te payent déjà pour l'ajustement des bureaux ; à toi de te débrouiller pour parvenir en plus à changer les outils d'écriture. Tu as bien demandé à la falaise de te fournir du renfort mais (comme tu le sais déjà) c'est contraire à leur politique. En revanche, ils ne t'autorisent pas non plus à renoncer à cette histoire de plumes, ni même à la remettre à plus tard. Ton nouveau manager est enthousiasmé par l'idée, et insiste sur l'importance de satisfaire à tout prix le client extrêmement important qu'est la clairière (et, à travers elle, le ministère du Carton). Quand tu te plains du manque de temps, il t'objecte que tu n'aurais pas dû mentionner cette proposition concernant les plumes avant d'avoir l'assurance d'avoir les moyens de la mener à bien. Maintenant c'est ta responsabilité et, si tu renonces, ils seront déçus. Et comme on ne peut pas se permettre de décevoir la falaise (slogan jamais prononcé mais toujours exprimé), te voilà piégé !

A vouloir te sortir d'une situation désagréable, tu t'es mis dans une situation bien pire. Tu n'avais pas idée du fait qu'on t'imposerait d'agir toi, immédiatement et sans te fournir de renfort. Tu avais encore moins idée de la charge de travail que cela représenterait. Toi qui est habituellement si fier de ta capacité d'anticipation, tu as fait une erreur fatale. Tu te souviens de l'arbre de décision et de la nécessité d'apprendre aux gens à faire sans lui avant de le supprimer ? Et bien, tu as oublié d'y penser, mais il en va de même pour les plumes. Alors, oui, tu as bien pensé à les remplacer par autre chose. Tout ton travail a porté là dessus, et tu as finalement proposé une solution économique consistant à utiliser les chutes de carton issues des bureaux que tu rabotes. Sauf qu'il ne t'es pas venu à l'idée qu'écrire avec ce nouvel outil puisse être différent d'écrire avec une plume.

En voulant bien faire, tu as fait le mal. Peut-être que les corbeaux se portent mieux, mais ce n'est certainement pas le cas des employés de la clairière. Ceux qui sont déjà dotés de ton nouvel outil mettent deux fois plus de temps qu'avant à remplir leurs dossiers, et ceux qui n'en sont pas encore dotés le redoutent. L'angle du poignet n'est pas le même, et écrire devient presque aussi difficile que pour un enfant tenant une plume pour la première fois de sa vie. Tu te rassures en te disant que ça ira mieux une fois la nouvelle habitude prise, mais tu te sens infiniment coupable. Bien sûr, tu as remonté l'alerte aux responsables de la clairière, mais ils n'en ont strictement rien à faire. Le ministère du Carton est ravi de cette solution moderne qui permet d'utiliser des outils en carton (donc à son image) et de palier à la pénurie de corbeaux. Ils ne reviendront pas en arrière ; ils songent au contraire à étendre ton idée aux autres zones de travail relevant du Ministère (s'ils font ça, ils ont intérêt à te fournir du renfort !).

Mais ça ne change rien à ta culpabilité envers Quiconque, et envers chacun de tes anciens collègues. Non seulement tu leur demandes des effort supplémentaire chaque fois qu'ils doivent écrire, mais en plus leurs supérieurs leur tiennent rigueur du retentissement sur leur productivité. Quiconque, très compétente jusqu'ici, est maintenant considérée comme une nulle car les difficultés de motricité qu'elle rencontre multiplient par quatre son temps de traitement des dossiers. C'était auparavant une des plus efficaces, et à présent elle est parmi les dernières, juste parce que l'apprentissage du nouveau processus d'écriture est plus facile pour les autres que pour elle. Quelle injustice ! Et tu en es responsable ! C'était presque impossible à prévoir, mais quelque part, en tant que recommandateur, il relevait de ta responsabilité de le prévoir quand-même (en tout cas c'est ce que dirait Colchique).

Au moins, les corbeaux te remercient (ou le feraient s'ils avaient les moyens de parler). Et Quiconque ne t'en veux pas ; elle sait très bien que tu pensais à bien. Mais tu te sens tellement coupable ! Le pire, c'est que la hiérarchie de la clairière semble tirer profit du chaos que tu as créé. Involontairement, tu as créé de l'obsolescence des compétences. On pourrait penser que les responsables en seraient peinés ; mais ils préfèrent sauter sur l'occasion pour retirer à leurs employés le droit de s'exprimer (au prétexte que leur expression n'a plus de légitimité). Quand ils traitaient les dossiers dans les temps, ils pouvaient encore s'opposer à certains changements des procédures (vu que celles-ci étaient fonctionnelles). Mais à présent, leurs voix ne comptent plus car ils sont jugés (à juste titre) inefficaces. Et tu en es responsable !

Oui, ça ne durera qu'un temps : ils finiront par regagner leur vitesse habituelle, ou peut-être même une plus élevée. Oui, il était cruel d'arracher leurs plumes à ces pauvres oiseaux. Mais, en attendant, un certain nombre de catégories de dossiers sont concernées par la création d'une trame gravée sur un tampon et permettant de gagner du temps d'écriture. Gagner du temps d'écriture, oui ; mais certainement pas de la liberté d'écriture ! Le peu d'autonomie qu'il restait à tes collègues est supprimée. Ces trames, plus rigides que les règles et principes qui leurs précédaient, imposent à tes ex-collègues le modèle selon lequel structurer leur pensée et les condamnent à n'être plus que des remplisseurs d'espace prédéfinis. Ne parlons même pas cas atypiques nécessitant des mentions particulières ; c'est avec ces trames un vrai casse-tête pour trouver la manière adéquate de permettre la rédaction adéquate de leurs dossiers. Et tu en es responsable !

Je ne veux pas te faire culpabiliser ; je ne fais que retranscrire ce que tu ressens toi-même. Je ne sais pas comment te consoler. La vérité est que tes ex-collègues retrouveront leur ancienne efficacité, mais que les trames contraignantes resteront probablement de mise. Le Ministère sera ravi du gain en rapidité, et en profitera pour réduire ses effectifs. La falaise sera extrêmement fière de toi, mais pas toi. Pourtant, j'ai le sentiment que ce n'est pas totalement de ta faute. J'ai le sentiment que tu es piégé dans un système absurde, où tout ce que tu pourras essayer de faire de bien se retournera contre toi. J'ai l'impression qu'aucun humain ne pourra jamais être en mesure de prévoir toutes les conséquences de cette machine infernale, jamais être capable d'éviter tous ces pièges, et jamais parvenir à préserver son intégrité et sa bonne conscience. Tu es peut-être responsable du chemin qu'est en train de prendre la clairière, mais, dans une perspective plus globale, tu n'es qu'une victime parmi d'autres.