AZ

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Zarbi ! J'ai fait cette nuit un horrible cauchemar. Tu étais dedans, je crois. Je ne suis pas certaine que c'était vraiment toi. Tu étais un lutin diabolique, avec des oreilles extrêmement longues et des cornes sur la tête. Mais, ce qui te rendait diabolique, plus que les cornes, c'était ce que tu étais en train de faire. Vraiment étrange ! Pourquoi t'ais-je rêvé ainsi ? Je ne pense pourtant pas que tu sois devenu un méchant. Je sais bien que tu fais de ton mieux ; que tu es juste un pauvre lutin piégé dans des situations où tu te retrouves forcé de faire des choses qui ne te plaisent pas ou dont tu es incapable de prévoir les conséquences. Tu n'es pas un méchant.

Tu voulais devenir une fée. Une fée des systèmes : tu te souviens ? Tu aurais voulu être celui qui, d'un coup de baguette magique ou d'un coup de brillance, viendrait rendre les systèmes plus justes. Chaque jour, tu te demandes si tu as pris le bon chemin pour ça. Tu soulèves ton haut-de-forme pour mesurer la taille de tes oreilles, et tu t'inquiète de la voie sur laquelle tu es engagé. Pourtant, tu continues d'y avancer, convaincu que, dans un monde où les chemins vers la création de justice sont si rares, celui-ci est peut-être l'un des seuls qui te permettra d'y déboucher. Mais où sera le sentier à emprunter pour dévier ? Existe-t-il vraiment ? As-tu la moindre idée de ce qui se trouve sur le chemin que tu as emprunté ?

Dans mon rêve, tu étais en train d'embrocher des mouches et de les faire cramer. Tu te rends compte ? Et puis, comme si ça ne suffisait pas, tu torturais aussi des gens en leur coupant les doigts. Mais, si je suis la seule à trouver le coup des brochettes de mouches pire que les doigts humains coupés, ce n'est pas parce que je suis une mouche. C'est parce que les mouches symbolisent la pensée, et que je sais bien que la destruction de la pensée est le pire crime qui puisse exister. Après tout, dans un monde sans pensée, combien de doigts supplémentaires risqueraient de finir coupés ?

Pourtant, je sais bien que tu n'as rien d'un destructeur de pensée, pas plus que tu n'es un tortionnaire d'être humains ou un saboteur des compétences qui colorent leurs doigts. C'est vrai que tu as de moins en moins de temps pour discuter avec moi, et que chaque conversation dont nous nous privons, c'est autant de pensées qui ne verront jamais le jour. Mais ne pas créer n'est pas détruire. Détruire la pensée, c'est plus ce que Yuzu attendrait de toi. Ce serait prendre un chalumeau pour cramer tes idées noires et les transformer en bonbons au miel qui te donneraient les yeux roses (je sais bien que ce n'est pas comme ça qu'on fait du miel mais, comme sur la falaise il-y-a une absurde infinité de façons de faire du miel, je ne vois pas pourquoi celle-ci n'en serait pas une).

Quant aux êtres humains, je sais bien que ça te coûte de devoir revenir chaque jour sur les lieux de ton crime qui n'en est pas un. Je sais bien que, même si tu n'avais pas prévu les conséquences, tu t'en veux justement de ne pas les avoir prévues. Tu te sens faire partie des méchants, chaque fois que tu vois Quiconque lutter pour apprendre à écrire avec son nouveau stylo (ou chaque fois que tu vois quiconque lutter pour apprendre à écrire avec son nouveau stylo). Tu te sens aussi faire partie des méchants, quand tu repenses à ton ancien manager qui s'est fait taper sur les doigts à cause de toi. Es-tu une fée ou fais-tu partie des méchants ? Aucun des deux. Tu n'as rien d'un être diabolique ayant planifié de faire le mal. Tu n'es pas un méchant. A la rigueur, tu serais un minion : un sbire dépourvu de volonté propre et faisant le mal malgré lui pour le compte de quelqu'un d'autre (pas par méchanceté mais juste par obéissance). Peut-être que tu préférerais encore être un méchant ! Allez, je plaisantais. Tu n'es pas le sous-fifre d'un méchant diabolique. Tu es juste un sous-fifre : chargé de basses besognes et n'ayant pas son mot à dire.

En vrai, ce que tu es, c'est l'autre Persil dans mon rêve. Il y avait le lutin diabolique qui embrochait les mouches. Mais il y avait aussi, de l'autre côté de la pièce, un autre Persil, qui l'observait les yeux exorbités. Il était en train de boire des smoothies, comme tous mes Persils préférés. Et, tout en buvant ses smoothies, il avait peur. Il n'avait pas peur qu'on lui coupe les doigts, et de n'être plus capable d'écrire. Il n'avait pas non plus peur d'être embroché et mis à cramer (n'étant pas une mouche). Il avait peur de devenir toi. Pardon : il avait peur de devenir le Persil lutin diabolique (qui n'est pas toi).

Maintenant, tu vas penser que je n'ai plus d'estime pour toi. C'est faux, pourtant. Je crois que ce rêve symbolise juste le fait que j'ai conscience de tes propres frayeurs. Ce n'est pas moi qui ai peur que tu deviennes un lutin diabolique ; c'est toi qui en as peur. Tu as peur de ne plus être le brillant Persil aux smoothies, et de devenir le sbire aux oreilles pointues qui sème derrière lui des conséquences néfastes pendant qu'il poursuit des quêtes illusoires. Et, bon, j'aurai bien envie de te dire que ça n'arrivera pas ; mai comment le savoir ? J'ignore si Yuzu a jamais eu une mouche mais, si c'est le cas, il est certain que cette mouche aurait probablement mis sa patte à couper que son amie ne deviendrait jamais ce qu'elle est aujourd'hui. Il est hors de question que je fasse la même erreur.

Je ne te dirai donc pas que ça n'arrivera pas ; je me contenterai de te dire que tu peux faire en sorte que ça n'arrive pas. Ça te demandera juste des efforts, et surtout une vigilance de tous les instants. J'ignore comment tu vas t'en sortir, mais je suis prête à te soutenir. Je t'aiderai à te dépêtrer du miel dont l'on te recouvre, et je t'aiderai surtout à ne pas en produire. Je t'encouragerai à défendre tes intérêts, à t'exprimer même quand tu n'es pas écouté, et à n'être pas un sous-fifre qui se laisse faire (tu seras quand même un sous-fifre ; mais pas un qui se laisse faire). Je ferai de mon mieux pour anticiper avec toi les conséquences possibles de tes actions et de tes choix, et pour te mettre en garde quand tu t'aventureras sur une pente savonneuse. Je t'aiderais à déconstruire les choses, et peut-être aussi, si j'y parviens, à faire en sorte que ça ne t'empêche pas de les habiter. Je ferai de mon mieux, comme je l'ai toujours fait. Je ferai de mon mieux pour que tu ne deviennes ni un lutin diabolique ni un lutin mielleux (je ne pourrai par contre rien faire pour que tu ne deviennes pas un lutin, car tu l'es déjà, comme en attestent tes oreilles). Je ne te promets rien, car je ne suis que moi. Je ne suis que pensée, et la pensée peut beaucoup mais ne peut pas tout. Et elle ne peut jamais prévoir l'avenir avec certitude. Je te promets de faire de mon mieux, et c'est le mieux que je puisse promettre.

Je parle au futur mais, comme tu l'as souligné à Yuzu quand elle t'a fait remarquer tes fautes d'orthographes sur les "s" que tu rajoutais quand tu ne l'aurais pas dû : « le futur n'est-il pas toujours conditionnel ? » Grammaticalement, elle avait raison, et tu as fait preuve de mauvaise-foi en lui répondant ainsi. Mais, philosophiquement, tu n'as probablement pas tort. Je me demande ce que Shoncor penserait de cette question. Dans tous les cas, de notre point de vue, le futur est totalement incertain.

Quand on en est rendu à un point où l'on ne sait même plus qui l'on est et qui l'on va devenir, quand on n'est même pas certain d'être capable de rester du bon côté ou de celui de ses principes, l'incertitude prend tout son sens. A quoi se raccrocher alors ? A quoi se raccrocher quand on est dans un récit qui ne semble avoir aucune continuité ? On pourrait être tenté de se raccrocher à la seule continuité qu'on peut encore trouver, mais, celle-ci étant ton insatisfaction, on ferait peut-être mieux de s'en décrocher. Autant peut-être ne se raccrocher à rien, ou alors se raccrocher au seul fait qu'il y ait un récit. Inutile donc de préciser que je ne peux pas arrêter mon histoire ici, et que je vais être forcée d'entamer un autre alphabet.

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