Banale solution que celle que t'a proposée ta tante Cloche. Banale oui, mais pas efficace pour autant (une chose peut parfaitement être répandue sans rien valoir pour autant). Bien que son idée soit banale, toi, Persil (avec ton nez tout terne et toujours fourré dans ton boulot) tu n'en avais jamais entendu parler. Remarque, tu n'as pas loupé grand chose : la graisse absolue a beau être de plus en plus populaire, elle reste selon moi de la pure charlatanerie. Et le fait que ta tante en devienne l'égérie me dégoûte au plus haut point. Le pire, c'est que je commençais juste à penser que la philosophie de Cloche pourrait t'être de quelque utilité (tu sais, regarder le positif et pas seulement le négatif ; toutes ces banalités qui n'en sont pas pour toi et qui sont potentiellement intéressantes bien que banales). Mais c'est sûr qu'en s'engageant dans cette voie, Cloche risque de faire perdre à sa voix toute crédibilité (déjà qu'elle n'en avait pas beaucoup à mes yeux).

J'étais au courant de son plan de créer un partenariat commercial avec son amoureux Xylophone, mais je pensais qu'il allait s'agir d'un duo, ou d'une interview donnée à quelque parasite. Déjà que comme ça, ça ne semblait pas glorieux ; je n'imaginais pas qu'ils allaient se vendre aussi ignoblement ! Quoi que, je ne suis même pas certaine qu'ils aient conscience de se vendre. A entendre ta tante, elle croit véritablement œuvrer pour une bonne cause : « Persil ! J'ai une grande nouvelle à t'annoncer !

— Le carton va disparaître ?

— Non, mais j'ai de quoi l'adoucir.

— Non merci, je ne suis pas d'humeur à écouter une chanson aujourd'hui.

— Ce n'est pas une chanson. C'est une bonne nouvelle pour moi, mais c'est surtout une excellente nouvelle pour les gens comme toi. Xylophone et moi allons tourner dans une publicité ! Et le slogan c'est justement "Si les colliers sonores n'ont pas suffi à mettre de la musique dans votre vie, ajoutez-en dans votre esprit !"

— Ça n'a aucun sens ! Ce slogan n'a aucun sens, mais surtout, jouer dans une publicité est complètement insensé !

— Ce n'est pas un jeu Persil, c'est très sérieux.

— Déjà, c'est une publicité pour quoi ?

— Pour la chose la plus magique du monde, le remède à presque tous les maux et en particuliers aux tiens : la graisse absolue !

— De la graisse absolue ! C'est quoi ce truc là ? Une affreuse pâte qu'on se tartine sur le visage pour faire croire qu'on est brillant quand on ne l'est pas ?

— Pas du tout ! Il suffit d'en mettre quelques gouttes sur le carton que l'on mange, sur le lit sur lequel on s'endort, ou sur le cinquième orteil de son pied gauche.

— Pour faire croire qu'on est brillant quand on ne l'est pas ?

— Mais non ! Pour avoir les yeux roses !

— Si je voulais avoir les yeux roses sans avoir de bonne raison d'avoir les yeux roses, je mettrai des lentilles de contact colorées.

— Qu'est-ce que tu peux être rabat-joie ! C'est vraiment un remède miracle ! Moi je n'en ai pas utilité parce que je suis déjà une personne extrêmement positive, mais la graisse absolue peut être une vraie source d'apaisement pour ceux qui en ont besoin.

— Je n'en ai pas besoin ! Je n'ai pas besoin d'être apaisé dans ce monde qui ne mérite pas qu'on le soit ! J'ai besoin de garder mes yeux noirs et ma rancune jusqu'à ce que la réalité mérite d'être regardée avec des yeux roses.

— Pourtant, ça pourrait t'empêcher de prendre la forme du moule à gâteaux qui t'effraye tant. Les gens qui ont créé la graisse absolue sont comme toi ; ils refusent de succomber à la dictature du monde et du carton. C'est pour ça qu'ils cherchent dans la nature des solutions pour revenir à la racine de ce qui fait de nous des êtres humains.

— Et d'après toi, cette racine, ce serait les yeux roses ?

— La capacité d'être heureux est fondamentale pour l'humanité, oui !

— Et qu'est-ce qu'ils sont donc allés chercher dans la nature pour fabriquer leur graisse absolue ?

— C'est un secret.

— Pratique. Ça dissout le carton au moins, leur truc ?

— Non, mais ça en change la saveur.

— Quel intérêt ?

— Le problème du carton, c'est qu'il est fade. Le problème de ce monde en carton, c'est qu'il est fade comme tes yeux noirs. L'humanité n'est plus tout à fait humaine sans sa capacité à savourer, ou sans rien à savourer.

— Quelques gouttes de graisse magique et le monde retrouve sa saveur !

— C'est ça ! Sauf que ce n'est pas de la graisse magique, c'est de la graisse absolue.

— J'étais ironique ! Donner de la saveur à ce qui n'en a pas, ce n'est pas de la saveur ; c'est du leurre. Et ce qui est pire qu'une humanité incapable de sentir la saveur du monde, c'est une humanité croyant qu'il y a de la saveur et ne se rendant pas compte qu'elle n'existe plus.

— Mais elle existe toujours ! La graisse absolue ne fait que la raviver ! »

Tu es parti sans même laisser Cloche te répondre. Moi, j'ai voulu lui accorder le bénéfice du doute, et je suis restée auprès d'elle. Mais au lieu de me convaincre des bienfaits de la graisse absolue, elle s'est enfoncée en me racontant le contenu de la publicité à laquelle elle va participer. Il faut à tout prix que je te le raconte parce que ça va tellement te faire rigoler que pendant quelques instants tu deviendras parfaitement capable de voir de la saveur dans ce monde (la saveur de l'absurdité certes, mais ce n'est pas la plus désagréable). Prêt ?

Voilà le pitch : Cloche et Xylophone se rencontrent et se chantent leur amour, puis des oiseaux leur apportent des couronnes en or et la musique s'intensifient comme le rose de leurs yeux. Alors, Xylophone se prend les pieds dans un sol en carton abîmé, s'écroule au sol, et meurt sur le coup. La musique s'arrête et les yeux de Cloche deviennent noirs comme les tiens. Les oiseaux lui apportent alors un collier musical, mais le monde reste silencieux et ses yeux restent noirs. Alors les oiseaux arrivent avec une fiole de graisse absolue et versent une goutte sur le cinquième orteil du pied gauche de Cloche. Soudain, la musique reprend, les yeux de Cloche deviennent roses et elle se met à fredonner leur immonde slogan « Si les colliers sonores n'ont pas suffi à mettre de la musique dans votre vie, ajoutez-en dans votre esprit ! ».

Je crois que ça se passe de commentaires.