BD
Devant tes performances exceptionnelles dans la clairière, Yuzu ne pouvait que s'incliner. Du moins, c'est ce que tu croyais. Alors, lorsque Shoncor a fait venir l'évaluation annuelle, tu pensais que ce serait une occasion pour toi d'évaluer ta quête plutôt qu'une occasion pour Yuzu de t'évaluer toi. Tu étais absolument convaincu d'être irréprochable. Et, il est vrai que ton travail était irréprochable. Tu avais simplement oublié que le travail n'est pas tout ce qui est évalué (y compris lors d'une évaluation professionnelle) ! D'une certaine manière, cet entretien s'est déroulé presque comme tu l'avais imaginé : tous les thèmes que tu souhaitais évoquer ont été passés en revue. Sauf qu'au lieu d'être présentés comme les éléments que tu reproches à ta quête, ils l'ont été comme des éléments que Yuzu te reproche à toi.
Tu déplores d'avoir trop à faire et pas assez de temps pour le faire ; elle te reproche d'être trop stressé et incapable de rester serein face à la charge de travail et à la pression temporelle. Peu importe que tu arrives à respecter la qualité et les délais, il faudrait aussi que tu vives mieux cette exigence ! Tu souhaitais te plaindre du manque de complexité et de challenge de la plupart de tes tâches ; Yuzu s'est plainte de ton manque d'intérêt pour certains aspects de ton travail. Comme Colchique t'en avait averti à ton arrivée, la falaise n'attend pas seulement de toi que tu fasses les choses, mais aussi que tu aies envie de les faire !
Tu reproches à ton travail d'empiéter sur ton temps personnel, quand aurait apprécié que tu en fasses plus ; que tu te portes volontaire pour des actions non-obligatoires en faveur de la falaise et que tu sois plus présent aux évènements facultatifs. Toi, tu aurais apprécié que les choses facultatives ne puissent pas t'être reprochées, et que cette pseudo-facultativité ne soit pas une excuse pour exiger de toi un investissement supplémentaire hors temps de travail.
Pour continuer, tu souffres de n'avoir pas le droit d'être, auprès des gens dont tu es condamné à être entouré toute la journée, sincère sur ce que tu penses de ce que tu fais. Alors Yuzu se plaint que tu ne masques pas suffisamment tes émotions et de te voir trop souvent lever les yeux au ciel et pas assez souvent sourire. Toujours sur le même principe, elle te reproche de ne pas bien réagir face aux imprévus ; quand que tu reproches aux imprévus d'exister (surtout quand ils auraient pu être prévus !). Elle te considère trop attaché à des détails ; tu aimerais qu'elle te donne les moyens d'atteindre le niveau de qualité correspondant à tes exigences. Et ainsi de suite.
En conclusion de l'entretien, Yuzu t'a avoué que ton attitude l'inquiétait, et que la somme de tous ces points faisait qu'elle s'attendait à ce que tu finisses par la décevoir. Je suis effarée par ses propos ! Déjà, parce que, par définition, on ne peut pas être déçue par une chose à laquelle on s'attend. Mais surtout, parce que les progrès qu'elle te demande, c'est de mieux te plier aux injustices du travail. Bien sûr ce n'est pas dit comme ça, parce que d'après Yuzu il s'agirait de développer des compétences. La blague ! On ne te reproche pourtant pas ce que tu ne sais pas faire ; on te reproche ce que tu ressens, ce que tu ne veux pas faire, ou ce que tu n'as pas tendance à faire. On te reproche ce que tu es !
Accepter la surcharge ; une compétence ? Apprécier l'inintéressant ; une compétence ? Sacrifier son temps libre, masquer ses émotions, sourire aux imprévus ; des compétences ? Alors moi, je me demande : comment la moindre personnalité ou la moindre valeur peut-elle exister dans un monde où tout devient compétence ? Dès qu'on transforme une tendance en compétence, on est en train d'affirmer qu'il y a une façon d'être qui est bien et une qui ne l'est pas. On en revient toujours à ce moule à gâteaux et à cette humanité, produite en série, d'êtres humains hyper-compétents qui n'auraient plus rien d'humain. Tu en as conscience aussi bien que moi, et c'est pour ça que tu as eu besoin d'exprimer à Yuzu ta frustration, ton incompréhension et tes craintes.
Tu lui as expliqué qu'en devenant recommandateur, tu avais espéré devenir une fée des systèmes. Tu lui as dit que ce que tu souhaitais dans la vie, ce n'était pas t'adapter à ces caractéristiques du travail, mais au contraire travailler à les faire changer. Tu étais là pour rendre le travail plus humain, pas pour te rendre moins humain pour le travail. C'était du moins dans cette optique que tu avais rejoins la falaise, et tu trouvais immonde que ceux qui professent lutter contre tout ça soient les premiers à l'exiger de leurs propres collaborateurs.
Yuzu a joué celle qui comprenait. Elle a fait celle qui trouvait tes propos très intéressants. Elle t'a même promis que dès qu'une occasion se présenterait de travailler sur une quête sur l'amélioration des conditions de travail, celle-ci serait pour toi. Mais je ne la crois pas. Il faut dire aussi que quand elle te parlait, elle avait du miel qui sortait de partout, et le même sourire hypocrite qu'elle a toujours quand elle travaille avec des gens qu'elle n'aime pas mais devant lesquels elle est obligé de faire bonne figure. C'était la première fois qu'elle avait ce sourire là envers toi ! Elle ne te parlait pas sincèrement ; elle était en train de travailler et disait ce qu'elle devait dire.
Le pire dans tout ça, c'est que je sais très bien que quelque part dans Yuzu se cache la petite lutine que tu avais rencontrée à la clairière. Quelque part en elle, derrière les couches de miel professionnel, il y a cet être frustré d'avoir vu ses oreilles pousser et ses espoirs de changer les choses réduits à néant. Quelque part derrière celle qui fait comme si elle croyait à tout ça, il y a une petite Yuzu qui sait qu'elle n'est qu'une plaisanterie ! Le pire c'est ça : qu'elle te dise comprendre en pensant qu'elle ne le pense pas, alors que quelque part en elle il y a un être qui comprend vraiment, et qui ressent les mêmes choses que toi. Le pire, c'est qu'elle ait dû tuer cet être là, ou le réduire au silence.
Quant à toi, Persil, tu n'as pour l'instant pas trop de soucis à te faire. Yuzu a quand même été capable d'admettre que ton travail était irréprochable, et tu as gagné une rayure supplémentaire sur ton haut-de-forme. Si tu veux mon avis, c'est elle qui a plus à craindre que toi. Ce que j'ai vu lors de cet entretien, c'était surtout une manager qui avait peur que son pioupiou lui claque entre les doigts. C'est vrai que tu pourrais très bien t'envoler du jour au lendemain. Si j'étais la mouche de Yuzu, je ne l'aurai pas rassurée sur ce point là. Le jour où tu en auras assez peut arriver n'importe quand, et qui sait ce qu'il se passera à ce moment là ? En plus de leur faire faux bond, tu serais totalement capable de faire un esclandre en passant, et de nuire à l'image de la falaise. Quelle fidélité et quel respect peut-on avoir face à ce que l'on trouve injuste ? Tu trouves injuste la falaise et ce qu'elle exige de toi. Yuzu en a conscience, alors elle ne peut que s'inquiéter. Mais, malgré ça, tu es un bon élément, et te perdre serait dommageable pour Yuzu comme pour la falaise. Tu es un risque qu'ils sont prêts à prendre. Après tout, tu n'as qu'un seul défaut : être un véritable rabat-joie !
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