BJ
Jusqu’à la prise de parole publique d’Inertie, tu n’as plus entendu parler du requin. L’annonce que la reine allait faire le concernait en premier lieu, mais tu ne l’as pas compris tout de suite. En fait, quand tu as entendu son annonce, tu as cru à un miracle. La création d’un ministère du Bien-être, quelle excellente nouvelle ! Non seulement Inertie semblait n’être plus inertique, mais en plus elle se souciait réellement de vous ! Les inondations l’auraient-elle donc réveillée ? Le monde allait-il enfin changer ?
Ce qui se cachait en fait derrière tout ça, tu l’as découvert dès le lendemain, quand le requin t’a fait appeler sur le bord de la rivière :
« Maintenant, tu dois mieux comprendre quelles vont être mes activités.
— Comment ça ? Mes responsables ne m’ont donné aucune nouvelle information.
— Persil, je te croyais plus perspicace que ça ! Le ministère du Bien-être !
— Comment ça ? Vous avez fait appel à moi pour détruire ce projet, c’est ça ?
— Mais non, pas du tout ! C’est moi, Persil ! Je suis le ministre du Bien-être ! Et même, pour tout te dire, c’est moi qui ai soufflé à Inertie l'idée de créer ce ministère.
— J’aurai deux questions. Pourquoi voulez-vous un ministère du Bien-être ? Mais d’abord, comment avez-vous réussi à convaincre Inertie ?
— Les deux réponses sont plus ou moins identiques. J’ai convaincue notre reine que des gens qui se sentent bien sont des gens qui ne remettent pas les choses en question, et donc qui ne questionnent pas le pouvoir en place. Je crois que le monde ne pourra être inertique que quand il sera satisfait. Quant à moi-même, je souhaite le bonheur des gens car je suis tout simplement convaincu que leur bonheur fera le mien.
— Vous croyez que le bonheur et le bien-être seraient la même chose ?
— Probablement pas ; mais ce qui importe, c’est qu’eux le croient.
— Mais pourquoi moi ? Et pourquoi être si sincère avec moi ?
— Je suis sincère avec toi Persil car, bien que je n’ai pas spécialement confiance en toi, je ne crains rien. Si jamais il te prenait l’envie d’aller raconter à tout le monde ce que je compte faire, ils n’en auraient rien à faire. Après tout, ce que je compte faire, c’est leur donner ce qu’ils veulent !
— Mais dans votre propre intérêt, je ne me trompe pas ?
— Bien évidemment ! Crois-tu vraiment qu’il existe des gens qui font des choses dans un autre but que leur propre intérêt ?
— Bien sûr ! Il existe plein de gens qui font des actions altruistes, des actes désintéressés.
— Dans l’intérêt qu’ils ont de se sentir altruistes et désintéressés !
— Et vous, quel est votre intérêt ?
— Je ne sais pas encore exactement, mes intérêts sont susceptibles de varier. Mais j’ai tout intérêt à ce que les gens se sentent capables de tout ; comme ça, ce que je voudrais, ils pourront. Qui plus est, je serai le responsable de leur bien-être, donc ils se sentiront redevables envers moi.
— Mhhhh… Aucun plan machiavélique en vue pour le moment donc, même si l’éventualité n’est pas totalement exclue. Si je comprends bien, vous êtres juste, comme mon ancien collègue Xérès, avide d’attention et d’héroïsme.
— C'est bien à un lutin que j'ai fait appel, n'est-ce pas ? Ou serais-tu une fée déguisée ?
— J’essaye juste de savoir si je peux travailler pour vous sans contrevenir à tous mes principes.
— Les principes, quelle notion désuète ! Les gens ne veulent plus de principes Persil, pas plus qu’ils ne veulent être héroïques d’ailleurs. Les gens veulent être contents, c’est à dire se contenter de… Et c’est ce que nous allons leur donner les moyens de faire !
— Je crois faire partie des gens, et je ne veux pas me contenter de quoi que ce soit !
— Que veux-tu alors, Persil ?
— Je ne sais pas encore exactement, mes intérêts sont susceptibles de varier. Mais ce que je veux avant tout et à travers tout, c’est être droit dans mes bottes !
— Quel dommage ; m’accompagner va probablement devoir impliquer de devoir porter des palmes de temps en temps. Mais, pour répondre à ta question de tout à l’heure, si je t’ai choisi toi c’est car je sais que tu es le lutin qu’il me faut. Tu as peut-être quelques principes de trop, mais tu as aussi la brillance dont j'ai besoin.
— J’ai malheureusement perdu beaucoup de ma brillance, depuis que je suis rentré dans la vie active.
— Tu as toujours quelque chose que tes collègues n’ont plus. J’ai eu vent des conditions de création de ton sirop : c’est pour ça que je t’ai choisi.
— C’est vrai, le sirop ! Je suis capable de produire quelque chose de parfaitement formaté pour des gens stupides et avides de vide. Ce faisant, je peux contribuer à forger la population stupide et avide de vide que vous souhaitez. Ou est-ce que je me trompe ?
— Je ne l’aurai pas dit comme ça, mais ce n’est pas tout à fait faux. A cause de Shoncor, les gens n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers la simplification. Toi et moi Persil, allons leur simplifier la vie ! Mais, comme tu l’as sous-entendu, nous ne pouvons pas nous permettre d’accepter cette simplification pour nous-même. La simplification est la condition d’une vie de bien-être et de contentement, mais nous ne pouvons pas nous permettre d’accepter cette vie. Nous devons rester au dessus de la mêlée, et nous montrer capable de produire pour les gens les conditions de la simplification, sans nous-même tomber ou nous noyer dedans.
— C’est vrai que mes collègues sont tous capables, probablement mieux que moi, de créer des produits emplis de vides bêtifiant. Mais ils sont peut-être moins doués que moi pour refuser de goûter ces produits, de les savourer et…
— … de s’en contenter.
— Exactement ! Mais, pour tout vous dire, le fait de ressentir une certaines connivence d’esprit avec vous me met plutôt mal à l’aise et me fiche la chair de poule.
— Tu t’y feras, Persil. Nous ne sommes pas si différents l’un de l’autre.
— Je ne suis en rien un cynique comme vous !
— Tu as probablement plus d’un cynique antique que d’un cynique comme moi, c’est certain. Mais, tu finiras par reconnaître que mon côté intéressé et ton côté révolté puisent à la même source.
— Ils n’en sont pas pour le moins différents ! »
Je ne sais sérieusement pas quoi penser de tout ça. Tout ça me file la chair de poule à moi aussi, bien que je n’ai rien d’une volaille sinon des ailes (quelque peu plus fonctionnelles que les leurs, d'ailleurs). Je maintiens mes deux recommandations précédentes : fuis ou joue, selon ton choix, mais ne te laisse pas prendre dans son jeu. Quoi qu’il advienne, reste en maîtrise (je sais que tu as assez d’esprit pour le faire, surtout en prenant en compte l’aide de ta mouche). Je comprends que tu aies accepté cette quête malgré l'alerte que t'émettent tes valeurs. Il faudra faire attention c'est certain, mais les mois qui viennent seront pour le moins fascinants. Même si on ne sait pas exactement ce que cette quête vise, tu y trouveras probablement de l’intérêt. Pas de l’intérêt au sens du requin ; de l’intérêt au sens qui nourrit la brillance. Est-ce vraiment si différent au final ?
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