BQ

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Quand bien même tu œuvres à quelque chose qui a du sens pour toi, cette nouvelle quête est un enfer ! En fait, si un enfer avait été personnalisé spécialement pour toi, il ressemblerait à ça. Tu as longtemps pensé (et j'ai pensé avec toi) que la pire torture pour toi était de voir progressivement ta brillance disparaître (sous l'effet d'un manque d'utilisation de celle-ci, ou d'un serpent qui l'aspire). Je pense maintenant que la pire torture pour toi, c'est d'être piégé dans un emploi où tu ne peux qu'échouer, quelque soit la quantité de brillance que tu déploies. Tu as beau faire preuve de brillance, personne (sauf moi) ne le saura. Aux yeux de tous, tu seras un incompétent. Et pour eux, un incompétent est forcément un être dépourvu de brillance ; même si je commence à comprendre qu'en vrai il n'en est rien.

Pour l'instant ce n'est pas encore aux yeux de tous ; il reste tes yeux et les miens, qui savent que tu fais de ton mieux et que l'échec n'est pas de ton fait. Mais comment vivre ça longtemps sans finir par te croire toi-même incompétent ? D'ailleurs, ce n'est pas seulement l'incompétence, ce sont aussi ses conséquences. Ton incompétence forcée affecte des gens, et fait donc de toi quelqu'un qui, en plus d'être incompétent, manque de fiabilité. Peut-être que tout aurait été pour le mieux si ton idée (pourtant géniale) de faire fabriquer des tours en pierre était restée enterrée. Mais tu as fini par trouver des bâtisseurs volontaires, et l'engrenage s'est enclenché, pour finir par te dépasser.

Au final, c'est de ta faute. Tu as voulu bien faire, ce qui est souvent ce qui finit par te mettre dans la panade. Je ne dis pourtant pas pour autant que tu devrais y renoncer, mais il n'empêche... Tu t'es entêté à chercher, convaincu que tu finirais bien par trouver un être capable de construire des tours en pierre ; tu as fini par en trouver deux. Si tu n'avais pas le droit de solliciter ceux qui travaillaient habituellement sous les ordres de la clairière (et étaient donc prisonniers de liens de carton), tu allais chercher ailleurs. Tu t'es alors souvenu de Naf-Naf ; s'il avait su construire la tour de Raiponce et Chardon, il devait savoir où de telles compétences s'acquièrent. En suivant cette piste, tu pourrais peut-être trouver d'autres constructeurs en herbe (et donc pas en carton).

Naf-Naf, enorgueilli par le succès qu'il commençait à rencontrer, t'a claqué sa porte au nez. De toute façon, si tu étais là pour parler de cailloux et pas de briques, ça ne l'intéressait pas. Il faut dire qu'il croule sous les demandes, depuis la tour de Raiponce et Chardon. Ses deux énergumènes sont les seuls à avoir souhaité une tour sans porte, mais pas les seuls à avoir souhaité une tour. Leur initiative en a inspiré d'autres, probablement refroidis par l'inondation et conscients que la brique fournirait plus de sécurité que le carton. C'est très bien la brique ; mais la pierre aussi ! Le succès de Naf-Naf, que tu ignorais jusqu'ici (trop obnubilé par ton bourbier et ton auro-apitoiement pour te soucier du monde extérieur), était une raison de plus de penser que ton projet avait toutes ses chances (et son utilité).

Heureusement (ou malheureusement), la porte claquée à ton nez a été réouverte par les deux frères de Naf-Naf qui (probablement jaloux de sa réussite) étaient eux très intéressés par le travail que tu avais à proposer. Visiblement, toute la fratrie savait construire des habitations (à ce que j'ai compris, une sombre histoire familiale d'apprentissage forcé par la contrainte, impliquant des destructions successives de leur foyer à l'origine de formidables occasions d'entrainement). Pas vraiment de quoi t'orienter vers d'autres bâtisseurs qui seraient dans le même cas, mais tu avais au moins ces deux là.

Le problème, c'est que ton idée a trop plu. Elle a trop plu à tes responsables, et trop plu au monde entier. Du jour au lendemain, tu t'es vu propulsé responsable de la coordination du plus grand chantier de la région. Tu avais seulement un Nif-Nif et un Nouf-Nouf sous la main, mais le rythme du projet devait (les dirigeants du bourbier l'avaient décidé) être dicté par les demandes des futurs habitants. A toi de te dépatouiller ! Alors, c'est ce que tu fais. Tu fais ce que tu peux : tu apprends à construire des tours, tu apprends à enseigner comment construire des tours, tu discutes avec les futurs-habitants pour les convaincre d'être moins pressés, tu programmes des échanges et de longues échéances, tu poursuis tes recherches d'autres bâtisseurs qualifiés. Pour couronner le tout, tu dois aussi gérer le recrutement de nouveaux plongeurs, car le rythme actuel de pêche de pierres ne permet pas de couvrir l'ensemble du besoin. Tu n'as même pas le temps de te demander ce qu'il se passera et ce que tu pourras bien faire quand l'Absurdité sera vidée de sa dernière pierre. Quelle folie !

Tu fais ce que tu peux, mais ce n'est pas assez, et ce ne sera jamais assez. N'importe qui peut venir te voir pour te demander une tour, et tu te devras de la faire apparaître, mais tu ne le pourras pas (ou pas tout de suite en tout cas). Les gens comptent sur toi, et on ne te donne pas l'occasion de faire en sorte qu'il en soit autrement, ou même juste de faire en sorte que moins de gens comptent sur toi. Tu deviens, malgré toi, un interlocuteur comme ceux que tu détestes avoir, étant obligé de t’engager à plus de tâches que tu n’es capable d’en remplir. Tu ne peux pas te permettre d’être fiable et ça te tue. L’éthique t’imposerait de refuser certaines tâches mais le marais, lui, t'impose de les accepter. La falaise ne regarde d’ailleurs que le nombre de tâches que tu acceptes, sans se soucier de leur qualité ou de leur délai d’exécution (donc sans se soucier des gens qui deviennent dépendant de toi, ceux qui comptent sur toi et que tu ne peux que décevoir). Du coup, la falaise est très satisfaite de toi ; mais pas toi.

Tu ne maîtrises rien. Tu es obligé de faire des promesses que tu ne pourras pas tenir et, même quand tu fais l'impossible pour essayer de les tenir, tu es dépendant d'autres maillons de la chaîne, tout aussi peu fiables. Nif-Nif et Nouf-Nouf ne semblent avoir aucun sens des responsabilités, allant d'un chantier à l'autre selon leur humeur du jour et modifiant les plannings sans te prévenir. Ils ne te disent rien, ne répondent pas quand tu essayes de les solliciter et, globalement, font comme si tu n'existais pas ; alors que tu es complètement dépendant d'eux. Tu espères au moins que leurs tours sont de bonnes qualités, bien forcé de leur faire confiance. Avec tes responsables, ce n'est pas mieux. Tu n’es pas sollicité pour les décisions qui te concernent en premier lieu ; on ne te partage pas toute l’information et on ne prend pas en compte celle que tu donnes.

Voilà donc ta vie. Attendre des semaines à stresser pour savoir si la tour en pierre de cinquante étages commandée par la Reine Inertie pourra être constructible, pour finir par apprendre que Nif-Nif avait statué l'impossibilité du projet une dizaine de jours avant, mais n'avait pas jugé nécessaire de te faire part de ses conclusions. Découvrir du jour au lendemain que les dirigeants du marrais ont lancé une immense campagne de publicité pour recruter plus de clients pour lesquels construire, alors que vous n'avez clairement pas moyen de construire plus. Constater chaque mois que les engagements du marais prévoient des délais de construction de plus en plus courts et donc de plus en plus intenables. Te sentir impuissant et tenter néanmoins de maîtriser le plus possible et de réduire l'écart entre ce qui t'es demandé et ce que tu fais effectivement. Tenter de réduire le niveau d'échec, mais échouer néanmoins. Tu es celui auprès duquel les gens se plaignent, celui qu'ils tiendront pour responsables. Tu es celui qui coordonne, c'est à dire celui qui ne maîtrise rien mais a la responsabilité de tout. Tu sembles le seul à te soucier des engagements pris envers les gens. Est-ce à cause de ta position, ou de ta personnalité ? Tu ne sais pas ce qu'il en est pour cette caractéristique, mais tu sais ce qu'il en est pour l'incompétence.

Cette situation infernale nous aura au moins appris quelque chose. L'incompétence n'est pas (ou pas forcément), comme tu as pu souvent le penser une caractéristique inhérente aux individus et une conséquence de leur bêtise. Plus tu avances (ou recules, ou t'encroutes) dans le monde du travail, plus tu comprends qu'elle est structurelle. Les serpents qui pompent la brillance sont un danger, l'abêtissement progressif existe ; c'est vrai. Les gens finissent peut-être tragiquement, comme Yuzu, par oublier comment ils pensaient quand ils étaient encore capables de penser (ou par faire semblant d'avoir oublié comment penser). Mais ça ne s'arrête pas là : les conditions souvent ne vous donnent juste pas les moyens d'être compétents. En plus, ces conditions ne sont pas forcément visibles pour les gens qui sont confrontés à vous et subissent votre incompétence ou ses conséquences (ces pauvres clients qui te penseront incompétent et sans brillance).

Qui est responsable ? On a envie de penser que les N plus hauts le sont forcément. Mais, pour t'avoir suivi monter tout de même assez haut toi-même (la position de recommandateur n'étant pas la plus basse de la pyramide), je commence à soupçonner qu'il se peut très bien qu'il en soit de même à tous les étages. Quoi faire si même ceux qui ont les responsabilités n'ont aucun vrai moyen de maîtriser les choses ? Comment se dépêtrer d'une prison où tous seraient piégés, même les gardiens, et où chacun contribuerait à tenir les autres prisonniers sans être libre d'en faire autrement ? Peut-être en renonçant au monde et en se contentant de rêver, comme Chardon enfermé dans sa tour. Ou peut-être en acceptant le monde et en se contentant de le colmater un peu, comme un redresseur de toboggans ou un requin cynique. Mais je ne peux accepter aucun de ces choix pour toi, Persil. Alors, tu restes piégé dans ce bourbier.

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