BZ

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Zigzaguant avec toi sur le chemin tordu qu'est ta vie de petit Persil, je me dis souvent que mon récit est un grand ramassis déstructuré de pensées, aussi perdu que toi. Et puis je me souviens que Shoncor a dit une fois que la vie est affaire de découvertes fortuites, et je m'accroche à ça. Mon récit est déstructuré car ta vie est déstructurée, mais surtout car être déstructuré est une propriété de la vie même. Je me dis que son intérêt est justement là, et qu'il faut s'accrocher à ça. Mais en même temps, j'ai l'impression constante que ce n'est pas ce que le monde attend de toi. Et toi, tu as l'impression constante que ce n'est pas ce que Shoncor attend de toi. Alors, j'ai fini par lui poser directement la question : « Je vois, a-t-il répondu, la petite mouche voudrait savoir ce que Shoncore pense de la sérendipité.

— La sérendipité ? C'est quoi au juste ? La tendance à se rendre à toi et à ton bon vouloir ?

— En quelque sorte. C'est la capacité à saisir l'utilité d'une chose rencontrée par hasard. Une chose que le temps aura mis sur votre chemin, mais pas forcément à cause de mon bon vouloir. Probablement plus souvent à cause de mon caractère aléatoire.

— Je vois, c'est effectivement exactement ça. Si tu dis que la vie est affaire de découvertes fortuites, c'est qu'elle ne se planifie pas à l'avance : ni par celui qui la vit, ni par toi. Mais alors, ce qui compte, c'est la capacité à faire quelque chose des opportunités qui s'offrent à nous.

— Tout à fait. C'est pour ça que tu as raison de dire que ce qui compte pour Persil, ce n'est pas d'être par hasard, ou même par erreur, devenu un lutin. Ce qui compte, c'est la capacité qu'il aura à faire quelque chose d'intéressant du lutin qu'ils ont fait de lui. Je suis d'accord avec toi.

— Mais je ne comprends pas, Shoncor. J'ai l'impression que tu es contradictoire, ou que ton concept de sérendipité est contradictoire en lui-même.

— Où peut-donc bien être la contradiction dans une idée comme celle-ci ? Si la vie ne se planifie pas, l'important est de savoir faire quelque chose des opportunités qu'on y trouvera. Ça me semble parfaitement logique à moi ; pas le moins du monde contradictoire.

— C'est logique aussi pour la petite mouche que je suis, mais seulement à première vue. Parce que dans la mentalité des humains, il semble que ta notion de sérendipité se traduise par une soumission aux opportunités, et perde tout l'esprit de liberté et de légèreté qu'elle semble avoir quand on parle de découvertes fortuites.

— Et bien, je suppose effectivement que ce fonctionnement de l'existence n'implique pas nécessairement la liberté. Mais ce n'est pas contradictoire pour autant. Je n'ai jamais dit que les humains étaient libres. D'où la dixième loi d'ailleurs : ce sont plus eux qui m'appartiennent que l'inverse.

— Moi, je ressens une contradiction. J'ai l'impression que si les humains se rendent totalement à la sérendipité, c'est à dire aux opportunités qui s'offrent directement à eux, ça annulera justement toute occasion de faire une découverte fortuite.

— Je vois ton problème, mais je n'en suis pas responsable. La source du phénomène que tu décris là, je crois, c'est le fait que les opportunités qu'un humain trouve sur son chemin ne sont pas purement hasardeuses.

— Exactement. Statistiquement, la majorité des opportunités que Persil trouvera sur son chemin seront celles qu'un certain état de la société aura jugé utiles, et il en sera pareil pour qui que ce soit d'autre.

— Alors qu'en créant ces opportunités, la société a fonctionné à l'inverse de la sérendipité, en cherchant à anticiper l'avenir et à définir par avance quelles sont les choses qui lui seront utiles.

— Voilà c'est ça, exactement comme le centre d'éducation créé par le requin ! Elle est là ta contradiction, Shoncor ! Comment ta sérendipité peut-elle exister si les opportunités qu'on rencontre ne sont pas sérendipiteuses, mais juste piteuses ?

— Encore une fois, si l'humanité se méprend sur la notion d'opportunités, ce n'est pas de ma faute. Faire selon les opportunités, ça leur semble signifier s'adapter aux besoins. Mais en s'adaptant aux besoins on tue la condition de possibilité de cette sérendipité qui veut qu'on ne sache pas qu'une chose peut être utile avant qu'elle soit là.

— Discuter avec une mouche ou un taon, peut-être que ça pourra faire émerger quelque chose d'utile pour le monde, mais ils ne pourront pas le savoir avant de l'avoir fait. Comme fouiller en plongeant dans un marrais sans savoir ce que l'on va y trouver, et aviser ensuite pour savoir ce qu'on pourrait créer d'utile à partir de ces objets.

— La société, en rationnalisant tout, et surtout en me rationnalisant moi, tend à supprimer ce genre d'opportunité. Crois-moi, petite mouche, je déplore ça autant que toi. C'est comme la création de smoothie, et de façon générale le développement des connaissances abstraites et théoriques. On en ignore toujours l'utilité avant de les avoir développées, puis, seulement ultérieurement, d'avoir découvert à quoi elles peuvent s'appliquer. Je n'ai pourtant jamais pensé que s'atteler au développement de ces connaissances serait une désobéissance à ma deuxième loi.

— Comme le fait de ne rien faire, utile lui aussi, tu l'as reconnu. Avoir une idée en voyant une fleur, c'est bien et ça peut exister. Mais pas quand on est un lutin a temps plein. Alors, que peuvent-donc faire ces humains ? Qu'attends-tu d'eux ? Que dois-je conseiller à Persil ?

— Je suppose que pour que la sérendipité puisse exister, on a besoin d'êtres têtus comme Persil. Des gens qui s'accrochent à leur lubie pour ce genre d'activité sans but identifiables, et qui continuent de discuter avec des mouches comme toi. Tu le conseilles bien, je crois. Moi en tout cas, je pense avoir besoin d'être bornés comme lui, qui s'accrochent à ça au lieu de succomber à se laisser guider par les opportunités de ce monde qui ne crée que des lutins et du carton.

— Je dois donc lui dire de continuer ainsi ?

— Pourquoi attendre de moi que je simplifie tout ? Ce n'est pas mon rôle. Peut-être au contraire que ce qui simplifierait tout, ce serait d'accepter la complexité. »

Shoncor m'a laissée sur cette phrase mystérieuse, alors je vais tenter d'accepter la complexité qui peut subsister dans mes conseils, même si elle me semble prendre l'apparence de contradictions auxquelles il faudrait trouver une solution. Je crois que ce qu'il faut que tu retiennes, Persil, c'est que tu ne pourrais pas savoir par avance d'où pourra venir ton salut en tant qu'être humain digne de ce nom, ni d'où pourra venir l'intérêt de chaque journée qui te sera offerte. Néanmoins, penser que tu n'as pas besoin de réfléchir à vers où tu veux mener ta vie et à ce qui est important pour toi, que tu peux totalement te contenter de suivre les opportunités, ce serait foncer dans le fossé d'un monde moulé.

Alors, tu cherches l'équilibre entre les deux, et c'est probablement ce qu'il faut faire. Tu avances à l'aveuglette sur le chemin flou des opportunités ; en étant perdu mais en tentant de garder à l'esprit ce qui est important pour toi. Et parmi ce qui est important pour toi, il faudrait toujours conserver la nécessité de trouver de l'intérêt. Je suppose que tu peux continuer d'avancer dans le flou, non pas en te fixant pour mission de dissiper totalement ce flou, mais en ayant au moins en tête l'importance d'être capable d'y trouver des choses qui vaillent le coup. Tu ne dois pas te rendre au flou, l'accepter totalement et te laisser porter hasardeusement ; mais tu ne peux pas non plus vouloir contrôler le flou et créer ton propre chemin à partir de rien, ou sans prendre en compte les éléments qui ne dépendraient pas de toi. Ça, même Shoncor ne le peut pas.

Alors, en attendant de trouver d'autres choses qui vaillent le coup, tu vas continuer en t'appuyant sur celles que tu as déjà identifiées : comprendre, apprendre, découvrir, te construire,… Et moi, je vais probablement essayer de continuer d'écrire, parce que je suis toujours aussi convaincue que les choses valent toujours un peu plus le coup avec des mots posés dessus.

FIN

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