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Le front contre le carrelage mural de la douche, je laisse l’eau chaude couler sur ma nuque et mes trapèzes dont je découvre l’existence. Elle ruisselle, emporte avec elle les tensions accumulées et endort provisoirement les douleurs musculaires qui me nouent déjà. Quelle idée de me mettre au sport ? Je le sais pourtant que l’exercice physique et moi ce n’est pas une grande histoire d’amour. A quel moment mon cerveau a manqué d’oxygène et s’est dit « Tiens la boxe ! Mais quelle idée géniale, ça va résoudre tes problèmes, fonce ! » ? Depuis quand je suis devenu masochiste ? Parce qu’apparemment j’aime avoir mal et être ridicule, et aujourd’hui j’ai touché le jackpot. Le bingo gagnant, le deux en un avec Raphael en prime.
Depuis une semaine je me sens oppressée, engluée, coincée et en colère. Je déborde. Je n’ai toujours pas digéré la cachotterie de Julie. Même si rationnellement j’arrive à me dire qu’elle a le droit à sa part de secrets et de vie privée, sans que ça soit une trahison. C’était une histoire entre eux, entre deux adultes consentants, célibataires. Aucun ne m’appartient… Et pourtant, c’est plus fort que moi, ça m’agace. C’est irrationnel, stupide et puérile, mais c’est là, une foutue pointe sous mon sein, enfin sous mon téton…
Une semaine que je serre les dents, que j’ai honte de mon comportement, mais j’ai du mal à être naturelle avec elle. Je suis sur la réserve. Si j’allais jusqu’au bout de ma bêtise, je pourrais aussi en vouloir à Bruno pour son omission. Mais non, c’est différent. On a beau être amis depuis des années, être très proches, il n’a jamais parlé de ses conquêtes avec moi. On rigole, on blague, je sais que je peux compter sur lui à tous moments mais on ne partage pas cette intimité, pas cette partie de nos vies. Quand je pense à Bruno, ce n’est pas le malaise de la trahison qui m’aiguillonne. C’est diffèrent, plus diffus, plus enfouis, plus inavouable. Ça touche mon égo. Ça m’atteint plus profondément, moi, dans ma féminité. C’est une petite douleur qui m’appartient et que je m’applique à omettre depuis des années. Ça me renvoie à un épisode peu glorieux que je me suis efforcée de planquer sous le tapis, un épisode dont j’ai nié l’existence et qui pourtant a contribué malgré moi et malgré lui à me rendre un peu bancale. Je ne peux ni lui en vouloir, ni lui faire de reproche. Une histoire de gouts et de couleurs, une écharde dans mon âme, dans ma confiance en moi, une de plus. Un rejet que je pensais avoir encaissé, un rejet qui ne nous a pas empêché de nous forger une solide amitié. Aujourd’hui il est de ma famille, il est cette famille que je me suis choisie. Sans Cathy et Bruno je vacille, ils sont mes piliers. Quand j’ai perdu mes parents, ils m’ont adoptée, accueillie et je me suis soudée à leur duo frère sœur. Ils sont ces frères et sœurs que je n’ai pas eus, ceux qui me soutiennent, m’accompagnent et me réconfortent. Ceux présents dans les bons comme les mauvais moments.
Alors que je savonne mes cheveux, et que l’odeur de la vanille et de l’ilang ilang m’emplis les narines, je me demande si je suis jalouse de Julie ? Je me sens ridicule rien que d’oser formuler cette pensée incongrue. Il est devenu mon frère adoptif, un être asexué que j’aime profondément. Je n’ai pas de prétentions sur Bruno, je n’ai jamais eu de problèmes avec ses petites amies. J’aimais d’ailleurs beaucoup Debbie, la dernière en date, enfin officiellement et je trouvais qu’ils allaient très bien ensemble. Alors pourquoi ça me chiffonne ? Alors quoi ? Alors, il a voulu d’elle quand il n’a pas voulu de moi et ça pince mon égo mal placé. Punaise, il a le droit, je ne suis pas son genre. Ce n’est pas une nouveauté, pourquoi ça me blesse ? C’était dans une autre vie. Je nage en pleine incohérence, je délire, c’était il y a si longtemps. Et Julie n’est pas responsable non plus si je me suis mangé un râteau du haut de mes dix-sept ans. Mais bon Dieu, qu’est-ce qu’il m’était passé par la tête ce soir-là ? Une idée brillante ! Comme celle de passer la porte de cette salle de boxe. Je regorge d’idées fantastiques. Mon cerveau : une usine à inepties et à incohérences.
Pour preuve, demain mon corps ne sera qu’une immense courbature. « Bois un jus de fruits en rentrant chez toi, si tu peux, fais-toi masser et prends un bain chaud. » m’a glissé Raphaël au moment où je partais. Le jus de fruits c’était dans mes cordes. Faute de baignoire le bain s’est transformé en douche, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a… Quant au massage, masser par qui ? À part par moi-même mais je ne vois pas bien comment ? En me contorsionnant ? Ça se tente. Je peux toujours essayer de m’huiler de monoï. Au moins les jambes et la nuque.
N’ayant pas su sur quel pied danser devant sa prévenance soudaine, j’ai préféré garder les lèvres sellées et rentrer chez moi. Je suis bien trop fourbue pour le laisser souffler le chaud et le froid avec moi. Et beaucoup trop éreintée pour tenter de flirter en minaudant des allusions sur un éventuel massage ou autre corps à corps. Le silence m’a semblé être la meilleure alternative.
Ce soir, je voudrais dormir d’un sommeil de plomb. Sans cauchemar et sans homme. Je ne veux rêver ni de Raphael, ni de Bruno, juste me reposer. Ni tenter d’analyser Raphael, ses sautes d’humeur et l’improbable moment que l’on a passé ensemble ce soir. Et je ne veux pas non plus décortiquer une toquade de jeunesse qui n’a existée que dans ma tête de jeune adolescente aux hormones en folie.
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