Nos montagnes
- Savez-vous que, dans la langue indienne, le mot montagne est un verbe ? Nous on désigne la montagne, le bloc rigide, majestueux. Quand on dit ‘montagne’ on voit la montagne avec son sommet enneigé. Pour eux c’est autre chose la montagne, c’est quelque chose de plus … agissant, mouvant, vous voyez ce que je veux dire. Elle a un esprit et elle peut représenter un état de l’être. C’est compliqué à expliquer et à comprendre pour nous, occidentaux cartésiens mais eux, je ne sais pas, c’est comme si ils n’avaient pas besoin de l’expliquer. Il suffit de les voir méditer pour comprendre.
Il n’a pas changé. Il parle avec ses mains, il a toujours lié le geste à la parole. Quand il a désigné la montagne telle qu’elle est pour nous, ses mains se sont jointes au bout des majeurs pour représenter la pente de chaque côté, comme un V à l’envers. Puis il a mouliné lentement, cherchant ses explications avant d’ouvrir les doigts et de ramener lentement les mains vers lui. A la fin, il n’a pu s’empêcher d’imiter un Bouddha en pleine prière. Je suis certaine que la faculté d’adaptation de Pierre en tous milieux tient en partie à cette pantomime didactique et universelle.
- Tu es allé dans un ashram ? Ton père et moi on rêvait d’aller en Inde quand on avait votre âge. On était jeunes, il y avait cette vague new-age, plein de gens en revenaient ébahis. Ca avait l’air extraordinaire mais très pauvre. Annie et Pascal y sont allé. C’était quand Jean-Pierre, en 1983 non ?
- Ca devait être ça, 1983. L’été où mon frère a eu son accident de voiture.
- Mais oui, nous on devait aller en Grèce mais Christian a eu son accident la veille du départ. C’est votre père qu’on a appelé, c’était pas bien grave mais bon… Vous connaissez votre oncle il est solide mais il a fallu qu’on reste chez Christian pour s’occuper de son chien pendant qu'il était à l'hôpital. C’est comme ça mais on était quand même rassuré pour lui vous pensez bien. Il s’en est bien sorti et nous on a juste raté un tout petit voyage... Bref, j'en reviens à Annie et Pascal, ils étaient partis pour 2 semaines à l’origine et ils y sont restés 2 mois. Les cours avaient repris quand ils sont revenus. Je dis 2 mois mais dans leurs têtes ils n’ont vraiment atterri que 6 mois après.
- Moi je dirais qu’ils n'ont jamais vraiment atterris, relève mon père en souriant et en imitant quelqu'un qui fume un joint ostensiblement.
- Ha ça oui peut-être ! Ca les a marqué ça, c’est sûr, enfin pas que pour ça parce que bon rappelle-toi Jean-Pierre qu'ils y touchaient déjà avant, et pas qu'un peu. Toi tu n'aimais pas trop ça d'ailleurs, les voir fumer et tout. Enfin ce qui est étonnant c'est qu'ils n’ont jamais quitté la France depuis. Le Massif Central, les Cévennes, alors ça ils en ont fait le tour mais l'étranger niet. Je crois que ça a remué beaucoup de choses en eux. C’est depuis ce voyage qu’ils ne mangent plus de viande, ça vient de là. Tiens Pierre en parlant de verdure, tu veux de la salade ? J'ai mis des tomates du jardin, tu me diras ce que tu en penses. Ton père les trouve acides. Sophie ma chérie tu peux aller chercher la vinaigrette s’il te plaît, je l’ai laissée dans la cuisine.
Maman vivait toujours les voyages de Pierre par procuration. A travers son récit à lui et ses anecdotes, c’était une manière pour elle de voyager dans son passé, de raviver les souvenirs et de créer des ouvertures, des champs du possible dans la vie qu’elle a vécu. Je crois qu’elle ne regrette rien de sa vie, elle me semble heureuse. Elle aurait pu être beaucoup de choses, elle a décidé d’être notre mère et la femme d’un mari aimant, simple et généreux. Je n’ai jamais vu mes parents se disputer, je ne les ai pas vu beaucoup plus se tenir par la main. Mais ils s’aimaient et s’aiment encore. Je regarde ma mère s’agiter pour remuer sa salade avec ses cuillères trop grandes qui lui donnent l’air d’une marionnettiste encombrée. Je crois qu’elle ne se rend pas compte mais elle rend le monde plus aimable et plus doux, au moins à mes yeux. Ce monde où ma mère existe c’est celui où chaque geste est calme et utile, où le temps semble s’arrêter parce qu’il vous protège de toute menace, où le jugement n’existe pas, la crainte encore moins.
Pierre se lève de sa chaise et, en me mettant les mains sur les épaules, me lance :
- Alors on est dans la lune petite soeur ?
- Euh, non.. enfin je vous écoutais, c’était intéressant. Pourquoi ?
- Ta mère t’as demandé d’aller chercher la vinaigrette dans la cuisine, c’est sans importance ne t’inquiète pas, répond papa de sa voix basse et toujours égale, les mains soutenant le menton.
- Ma petite soeur est une montagne, belle et calme, ma petite soeur montagne ! crie Pierre depuis la cuisine.
- Oh celui-ci il ne change pas, je suis sûre qu’il se raconte des blagues à lui-même dans sa tente le soir. Ou pire encore, qu'il nous imite comme il a toujours aimé le faire, glousse maman qui continue de touiller. C’est vrai que tu as l’air contrariée ma chérie, on ne t’entend pas beaucoup. Mais tu as toujours été comme ça, ma petite fille avec ses grands tourments.
Pierre revient dans la pièce, je suis sauvée. C’est un flot d’énergie continue, le pas aérien, barbe de vagabond céleste. Il dépose la vinaigrette sur la table et passe derrière-moi en me déposant un baiser sur le crâne avant de s'asseoir :
- Ma petite soeur la montagne qui montagne, toujours aussi calme. Faudra qu’on se fasse une bouffe ensemble, rien que nous deux, sans les deux grabataires qui nous tiennent lieu de parents. Histoire de se raconter notre été 83.
Clin d’oeil à l’appui il m'a fait comprendre que son invitation n’attendait pas de réponse directe. Grand frère avec ses petites précautions. Puis il se tourne vers mes parents qui ont eu la finesse de ne pas faire semblant de s’indigner de sa pique innocente.
- Je crois que tu peux arrêter de mélanger maman, ces tomates ont connu plus de secousses que moi dans le bus pour Killar. Faudra que je vous montre la vidéo c’était un truc de dingue. Préparez vos sacs à vomi, ça secoue plus que Space Mountain. Au fait il faut que je vous dise, je compte rester quelques mois ici. J’ai besoin de me poser un peu, Bastien m’héberge et il a un collègue en arrêt-maladie dans sa boutique de vélos. Ca va me faire du bien, me permettre de recharger les batteries et mettre des sous de côté tout en ayant du temps libre. Puis je serai près de vous. Je sais que j’ai pas mal vadrouillé ces derniers temps et vous me manquez. Sauf papa quand il regarde le foot : ‘Mais l’ailier est parti là, lâche ton ballon. Oh mais quel idiot, ben oui il n’était pas hors-jeu deux secondes avant mais il l’est deux secondes après, ben oui faut réfléchir dans la vie même quand on joue au foot’.
Ma mère abandonne le combat avec ses cuillères, elle les lâche avec précaution avant de reculer la chaise en essayant de faire le moins de bruit possible. Elle se lève et dit à mon frère sans une once de reproche, avec la tendresse qui la caractérise : ’tu nous manques aussi, et ton père ne regarde plus le football, il dit qu'il y a trop d'argent et moins de jeu’. Rien dans sa voix ne trahit son début de sanglot. Les larmes tombent et les mots se tordent quand elle essaie de rajouter 'alors qu'il aimait tellement ça avant'. Elle s’en va vers la cuisine, papa la suit en semblant s'excuser auprès de moi de me laisser seule tout en me confortant d’un léger mouvement de tête que j’en suis capable, et qu'au pire, ils ne sont pas loin.
- Bordel, c’était quoi ça ? J’ai dit un truc qu’il fallait pas dire ? me lance Pierre après un long silence, d’une voix presque trop calme, les mains serrées, ses mains qui ne laissent plus rien imaginer ni espérer.
- Non c’est pas toi Pierre, c’est pas toi. T’as rien dit de mal. Rien du tout.
Je fixe mon assiette, mes cheveux tombent de chaque côté de ses bords sans la toucher. Je sens le regard de Pierre posé sur moi, il sait que je sais. Il sait que c’est grave et que plus rien ne sera léger. Et je sais qu’il se sentira coupable, qu’il voudra repartir, qu’il en est capable même dans ces moments-là. Surtout dans ces moments-là.
- Sophie s'il te plaît, dis-moi ce qu’il y a. C’est papa ou maman ? J’ai loupé quoi là, pendant les 6 mois ?
Je lève la tête pour essayer d’accrocher son regard. Il a les coudes sur la table, ses avant-bras se rejoignent en une masse de doigts crispés devant sa bouche, créant un grand espace vide en son centre qui laisse voir le message écrit sur son t-shirt 'No Time To Waste'. Je lui prend une de ses mains, ébrèche la structure, la pose sur la table. Je la serre fort. Je veux qu’il sache que rien ne se brisera entre nous. Je veux qu’il sente que nous sommes unis comme la montagne et le ciel. Tout est mouvant grand frère tu as raison, mais rien n’est plus solide que ce lien.
- C’est maman, Pierre. Elle est malade, ça fait 3 mois. C'est grave, le médecin n'est pas optimiste. On ne voulait rien te dire. Elle voulait voir tes photos, ton sourire, ne rien gâcher à ton bonheur qui était aussi le sien. Elle se tenait à cet espoir de te voir revenir, elle ne voulait pas quitter la maison tant que tu n’étais pas là et que nous n’étions pas les quatre ensemble, comme avant. Elle nous disait : « je ne bouge pas jusqu’à ce que Pierre revienne, je veux encore voyager avec lui et l’écouter avec vous. Et pour une fois dans ma vie de mère de baroudeur, on inversera les rôles. Ce sera à moi de lui annoncer ‘demain, je pars’. »
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