Le grand jour
C’était Marianne, la petite dame du CCAS de ma commune. Elle vient de sortir de chez moi. Je la qualifie de petite, mais elle ne l’est pas vraiment. Elle est surtout bien jeune pour paraitre connaitre quelque chose à la vie. A première vue, un bon demi-siècle nous sépare. Elle m’a bassiné avec un flot de paroles mièvres pendant vingt-cinq longues minutes me scrutant avec ses petits yeux marron de fouine, spécialement dépêchée par les services sociaux de ma ville. Pour me distraire Je viens de comprendre que ce banal entretien n’était rien d’autre qu’un test, un genre d’examen, pour mesurer mon état d’esprit à la veille du grand coup de balai. D’ailleurs, en toute logique le médecin ne devrait pas tarder. C’est de cela dont elle est venue discuter avec moi. Me rappeler, au cas où je l’aurais oublié,-après tout je ne suis qu’une vieille dame de soixante-dix-huit ans-, que le grand jour est pour demain après ma sieste aux alentours de quinze heures. Elle viendra « personnellement » me chercher afin de m’accompagner avec son véhicule, aux « grands chênes ». Tu parles d’un « grand jour », j’en ai connu de meilleurs. C’est à ce moment précis qu’elle a commencé à m’exaspérer se sentant assurément investie d’un pouvoir suprême en me faisant cette faveur. Et comme si cela ne suffisait pas, de rajouter avec un ton d’empathie surjouée que parfois dans la vie il est nécessaire de savoir tout quitter, pour recommencer.
A-t-elle seulement conscience de la stupidité de ses propos ? Recommencer quoi ? Sait-elle seulement de quoi elle parle ?
Qu’est-ce qu’elle s’imagine, une vie ça ne se recommence pas, certainement pas à mon âge. Et puis quoi, il faudrait que je passe l’éponge sur une existence construite ici, à coups de bonheurs, de joies, de rires, de pleurs, de cris et de querelles.
Je l’ai aimé ma vie, même si elle n’a plus tout à fait la même saveur qu’autrefois. Depuis six mois la phrase de Lamartine, un seul être vous manque… ne cesse de résonner dans ma tête. C’est malheureux d’être devenue du jour au lendemain une solitaire, une sauvage, une égarée de la vie avec des yeux toujours mouillés. Demain, je me promets de montrer à Marianne ma robe de mariée, toute brodée enveloppée de sa housse de feutrine, légèrement jaunie par cinquante-deux printemps. Je lui expliquerai comment nous sommes parvenus jusqu’aux noces de tourmaline, cette pierre si dure semblable au lien qui nous unissait. Je lui raconterai notre amour naissant, nos émois des premiers jours, les doutes et les désillusions aussi. Que la complicité a toujours été la plus fervente de nos supportrices et que le mythe du prince charmant n’est qu’un récit populaire inventé pour assouvir les premiers tourments des jeunes filles comme elle. Je la préviendrai que si l’homme idéal n’existe pas alors il ne sert à rien d’espérer et de croire en l’humanité. Que la perfection n’est pas, quand la subjectivité domine. Que les belles choses règnent et demeurent sur notre planète quand on sait les voir, qu’il est vain de courir après du vent. Je trainerai les pieds quand elle se hâtera à me mener jusqu’à ma dernière demeure et l’assommerai de mon vécu, de ma sagesse affichée, que le trajet va lui sembler trop long.
Elle ne m’entendra pas, mais je lui dirai que vieillir ne me fait pas peur, que ça ne rime pas forcément avec sénilité et que me parler comme à un enfant ne la rend pas plus intelligente.
Demain, je donnerai à Marianne ma robe de mariée des années cinquante, j’y accrocherai un petit mot lui souhaitant une vie merveilleuse avec son bien-aimé pour au moins cinquante-deux années de mariage et de bonheur, d’années heureuses comme je l’ai été avec mon époux toujours à mes côtés.
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