Le goût de la liberté
Il fait sombre. Les branches basses m’écorchent les bras et les buissons épineux, les jambes. J’ai froid à l’extérieur mais l’intérieur brûle d’une nouvelle force. J’ai du mal à croire que j’ai eu l’audace de m’enfuir. Je remercie en secret ma petite Vierge Noire : c’est ainsi que je l’ai appelée, elle a la même couleur de peau que moi. Personne ne s’est encore lancée à ma poursuite, je n’entends autour de moi que les bruits de la nuit, mes pas étouffés par les feuilles mortes sur le sol et mon souffle de plus en plus erratique. Je commence à me fatiguer : ma dernière journée d’esclave a été rude et cette randonnée n’est pas de tout repos. Non, je n’abandonnerai pas si près du but ! Je sais que près d’ici, une ravine s’est formée suite à la dernière tempête, passée celle-ci je pourrai avoir un semblant de sécurité. Soudain, je glisse dans un genre de fossé. Je me relève… aïe… mon pied me fait mal. Peu m’importe, je continue ma route. J’avance droit devant moi ne sachant pas très bien vers où je me dirige. Tant pis, plus je m’éloignerai de la plantation, mieux se sera.
Je n’en peux plus… Je décide de m’arrêter un instant le temps de reprendre mon souffle. Je m’assieds au pied d’un arbre aux larges racines et… j’ouvre les yeux… quelque chose m’éblouit… le soleil ! Non ! Je me suis endormi ! Vite, je me lève et regarde autour de moi à l’affut du moindre bruit… Rien, sinon le chant des oiseaux de la forêt. Je soupire, tout va bien, mais à mon avis le contremaître a déjà du remarqué mon absence et en tiré les conclusions qui s’imposent. Ils ne vont pas tarder à lancer les chasseurs de marrons à mes trousses. Je tente de m’orienter : je cherche des indices autour de moi. L’arbre contre lequel je me suis endormi me parait assez haut pour me servir de vigie. Je grimpe le plus haut que je peux : je repère la montagne à ma gauche, l’exploitation assez loin derrière moi (ouf…) et la fameuse ravine. [J’ai dû tomber dedans hier soir…] Mon estomac me ramène à la réalité : je meurs de faim. Près de moi j’aperçois plusieurs mangues : certaines sont jaunes, d’autres mûres, d’autres encore sont vertes. Je cueille deux mûres pour maintenant et deux autres jaunes pour plus tard.
Je continue d’avancer. La descente est rude, je manque de me rompre le cou plusieurs fois. Je m’arrête. Au loin, j’entends des chiens aboyer. « Ca y est, ils se sont lancés à mes trousses » Je frémis. Je sais bien ce qui m’attend si jamais ils réussissent à m’attraper. Je continue ma marche, glisse et finis ma course au bas d’un ravin. Je lève les yeux : c’est un miracle que je sois encore en vie ! Je serre ma petite Vierge contre mon cœur, en la remerciant silencieusement. Je ne m’arrête pas et marche encore jusqu’à la tombée de la nuit. Il fait plus frais. J’arrive près d’une petite rivière : j’y cours pour y plonger les mains et boire jusqu’à plus soif. Je lève les yeux et découvre une petite clairière, entourée par trois arbres fruitiers : mangue, citron et orange. Deux grands arbres du voyageur complètent le paysage. Je ne sais pas pourquoi mais je dois m’arrêter ici. Je m’allonge au pied du manguier et m’endors paisiblement.
Je réveille avec les premiers rayons du soleil. La journée va être longue : je dois me construire une case, en espérant qu’il n’y aura pas de tempête, voir ce que je peux avoir comme nourriture dans les environs et décider si je peux allumer un feu ou non. Je commence par grignoter mon épi de maïs avant que celui-ci ne soit plus mangeable et me nettoie dans la rivière. Je lorgne vers les arbres du voyageur pour estimer la quantité de feuilles de chaque arbre : je sais par ma mère que ces ramures ont servie aux premiers colons de l’île pour construire les maisons. Je fais un tour dans les bois : j’y trouve des lianes de margoz ainsi que plusieurs arbres fruitiers. Je ne mourrai pas de faim, de ça j’en suis sûr.
A la fin de la journée, ma case est construite. J’y ai passé tout mon temps et j’en suis fier. Ce soir, je dormirai à l’abri et au chaud. J’y ai installé un petit présentoir pour ma petite Vierge avec un petit bouquet à ses pieds. J’ai encore un doute pour la construction d’un foyer : il est vrai que je ne risque pas de cuire de nombreuses choses mais pour l’hiver cela pourrait être utile. J’y réfléchirai encore. Je mange le produit de ma cueillette avant de m’allonger et de m’endormir.
Les jours passent et je vis paisiblement. Je n’ai eu qu’un seul problème depuis que j’ai conquis ma liberté : les intempéries qui ont eu plusieurs fois raison de ma petite case. Au fur et à mesure que Dame Nature me la brisait, je la solidifiais. J’ai finalement décidé de ne pas faire de feu : la fumée risquait de me faire repérer. A part cela, les jours s’écoulent entre cueillette et explorations : j’ai découvert une petite grotte pas très loin de ma case. Elle pourrait m’être très utile en cas de tempête : ma case faite de bois et de branchages ne ferait pas le poids face à un cyclone. Je l’arrange donc au cas où. Plusieurs fois, j’ai entendu la rumeur de chien aboyant mais je n’ai pas l’impression qu’il se rapproche. Ma petite Vierge veille sur moi.
Cela fait maintenant presque un an que je me suis enfui. J’ai repris espoir : les chasseurs de marrons ont peut-être abandonné et le contremaître aurait renoncé… Je vis pleinement chaque jour. Par un matin ensoleillé, je décide de partir un peu plus loin en exploration, histoire de trouver d’autres arbres fruitiers et peut-être des petits gibiers. Je vais peut-être finalement faire du feu… Je m’enfonce dans le sous-bois, il fait beau et chaud. Soudain, j’entends des bruits dont je n’ai plus l’habitude : des cris, des chiens qui aboient… NON ! Ils ne sont pas arrivés jusqu’à moi ? Je grimpe en haut d’un pied de letchis. Au loin, je vois un petit camp proche, - trop proche -, et un petit groupe d’homme. J’en reconnais un malgré la distance. Sa veste rouge grenat est identifiable entre toute : Rommier, le redoutable chasseur de marron. Le maître ne m’a donc pas oublié. Je tremble, ce n’est vraiment pas bon signe. Je descends en essayant de faire le moins de bruits possibles, peine perdue. Sous mon poids, une branche cède et je tombe avec fracas. Cela ne passe pas inaperçu : les chiens se ruent vers moi, suivis de près par Rommier.
Vite, je mets à courir autant que mes jambes le peuvent. J’entends les chiens qui se rapprochent de plus en plus. Mon cœur bat à tout rompre : heureusement que je connais les bois alentour par cœur. Je me rue vers la rivière, de là je pourrai atteindre une falaise où me cacher en hauteur sera plus facile. Je grimpe un escarpement rocheux : je sais qu’il y a une petite enclave où me réfugier. Je n’ai pas l’impression qu’ils ont trouvé ma trace. J’attends encore un peu pour en être sûr et tend l’oreille : plus un bruit. Je me risque alors dehors lentement : l’endroit m’a l’air calme. Je crois que c’est bon, j’ai réussi à les semer. Je redescends vers ma clairière. C’est dommage, je m’y étais habitué. Il va falloir tout recommencer ailleurs. Résigné, je me prépare à partir à la tombée de la nuit.
Je prends ma petite Vierge dans mes bras et soudain celle-ci glisse et manque de se casser par terre. Je ne sais pas pourquoi mais cela ne me semble pas bon signe. Dehors, une branche craque. Je sursaute. Je me crispe : je préfère mourir plutôt que de me faire attraper par Rommier. Je jette un œil à l’extérieur de ma case mais ne vois rien. La nuit commence à tomber : je dois finir de rassembler mes affaires afin de partir le plus rapidement possible. Mon petit sac sur l’épaule, je jette un dernier regard sur mon petit territoire et soupire de dégoût. Il est vrai que je m’y suis attaché à mon petit coin de paradis.
Je m’enfonce dans les sous-bois quand soudain un chien me saute dessus et me mord à la jambe. Je hurle tant de douleur que de surprise. Ainsi, ils étaient bien là à m’attendre. Je frappe l’animal et réussis à prendre la fuite clopin-clopant. J’entends Rommier derrière moi : « Cela fait un an que je te cherche Mario, tu es ma proie et je ne vais pas te laisser filer aussi facilement. Je dois te ramener mort ou vif ! » Je l’entends rire de ma débandade : je suis mort de peur. Je me souviens de ma grotte : je m’y dirige ma petite Vierge dans mes bras, en espérant qu’ils ne me trouveront pas. Malheureusement ma plaie saigne abondamment, ils n’auront qu’à suivre mes traces sanguinolentes. J’entre tout de même dans mon refuge et prie ma petite Vierge Noire.
« Je t’en prie ma petite Vierge Noire, toi qui a la même couleur de peau que moi, aide-moi ! »
J’entends les aboiements qui se rapprochent de plus en plus. Soudain, ma grotte s’assombrit. Je vois s’élever à l’entrée de la grotte une touffe de bougainvilliers aux magnifiques fleurs roses fushia et aux épines menaçantes. A travers les branches, j’aperçois Rommier : il sait donc que je suis là. S’en ai fini de moi… il va finir par m’attraper et me livrer au maître. Ma punition va être exemplaire étant donné mon temps de fuite. Je me résigne. Je l’entends jubiler dehors en hurlant d’aller lui chercher une hache afin d’abattre les buissons de fleurs. Les coups s’abattent sur le bougainvillier. Rommier fulmine.
« Mais… mais… que se passe-t-il ? Plus je coupe, plus l’arbre pousse ! »
Je n’en crois pas mes oreilles. Ma petite Vierge m’a finalement entendu, me sauvant des griffes de Rommier. J’ai la tête qui tourne, la plaie à ma jambe me fait atrocement souffrir. Rommier s’esquinte de plus en plus, je l’entends ruminer sa rage au dehors pendant que me petite Vierge Noire me protège avec ses si belles fleurs à la senteur douce.
Mario ne sortira jamais de cette grotte. Rommier est finalement rentré bredouille de sa chasse aux marrons, racontant une histoire rocambolesque de bougainvilliers qui poussent tout seul et de plus en plus dru et compact. Personne ne l’a cru. Quelques années plus tard, lors de la conquête des Hauts, des ossements humains ont été retrouvé dans une grotte, cachée derrière un buisson de bougainvilliers fushia, recroquevillés sur une petite statue représentant la Vierge, sculptée dans un magnifique bois d’ébène. De cette découverte est née la légende de la Vierge Noire, associée à l’histoire que Rommier avait racontée.
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