Partie 2
Huit clients et une aubergiste entouraient le cadavre étendu sur une fraîche mare de sang, découvrant malgré eux la composition du corps humain. Ce spectacle leur laissa un goût amer tandis qu’un parfum enivrant se propageait à travers la salle. Nada écarta sa chope, Daeron et Tukam braquèrent leurs yeux inquisiteurs sur la dépouille, Cerille se frotta les siens pour distinguer le vrai du faux, Lehaxa brailla et Geyrold l’imita instinctivement. Tous étaient témoins directs mais aucun n’était proche de la victime. Sauf Blitherina.
— Riss ! désespéra-t-elle, refrénant ses larmes. Pas toi, pas maintenant, pas de cette façon ! Qui est l’enfoiré responsable de ta mort ?
— Heureusement que ma bière est plus saine…, songea Nada.
L’épéiste se tourna vers sa cible, son faciès plus écarlate que jamais, son poing plus solide que l’acier de son armure, son regard jetant d’incoercibles éclairs. Face à elle s’était immobilisée la fidèle patronne, trop perturbée pour tenter quoi que ce fût.
— Ça alors, fit-elle avec une once de scepticisme. Je ne m’y attendais pas…
— Arrête de te prétendre innocente ! rugit Blitherina. Tu as empoisonné mon capitaine !
Aux mots suivirent les gestes : la garde empoigna farouchement l’accusée, la propulsa au-delà du comptoir et la plaqua sur son plancher d’un coup de pied bien placé. Gharest gémit un peu mais réalisa qu’à côté d’un macchabée moins chanceux, une telle chute égratignait à peine. Mais la lame froide frôla ensuite son cou, ce qu’elle considéra comme une menace sérieuse, au vu de la mine de son agresseuse. Retrousser ses oreilles et fermer les yeux n’altérèrent cela en rien.
— Pourquoi tu l’as tué ? beugla Blitherina. Réponds et tu auras une mort rapide !
— Mais ce n’est pas moi ! s’époumona Gharest. C’est une insulte d’empoisonner la bière ! La mienne, qui plus est !
— Cesse de te réfugier derrière des fausses excuses ! Personne d’autre que toi n’a eu accès à tes fûts !
— Je n’en serai pas si sûre…
Blitherina ravala sa hargne pour la diriger ailleurs. Sa vision s’était resserrée temporairement sur son ami mort et la porteuse du breuvage. Elle s’étendit à l’ensemble des occupants de la pièce : leurs sens se bousculaient déjà sans les accusations.
— Vous, là ! interpella la garde. Levez-vous et rejoignez-moi ! Riss a forcément été assassiné par quelqu’un de cette pièce !
Sitôt que la sentence fut prononcée, des chaises grincèrent, des chaussures foulèrent le sol poussiéreux et des gorges se nouèrent. Un renâclement se distingua du semblant de bruit.
— Il ne faut pas rester ici ! s’écria Tukam. Viens, mon frère, on part avant qu’il ne soit trop tard !
Le noble n’attendit pas son jumeau pour essayer de s’esbigner. Abandonnant tout principe, détalant à s’en vider les poumons, il atteignit la porte. Il chargea, la frappa, chercha une ouverture par tous les moyens... en vain. L’entrée ne s’ébranla pas au-delà d’une ou deux vibrations.
— C’est quoi cette magie ? s’angoissa-t-il. On nous a coincés ici ! Mais qui ? Et comment ?
— Reviens ici, Tukam Terendil ! somma Blitherina. Ou je tue ton frère !
Haletant, trempé de sueur, Tukam s’avisa que Daeron risquait sa sécurité auprès de son assaillante. Le noble en question ne flancha pas sous la proximité de l’épée : au contraire, il toisa Blitherina tout en nouant derechef son écharpe.
— Si tu souhaites démêler le vrai du faux, dit Daeron, évite d’être aussi agressive. Succomber à ses émotions empêche la réflexion.
— Tu me provoques ? gronda l’épéiste. Toi qui as toujours vécu dans l’opulence, tu te crois puissant ici ?
— Je ne doute point de ta maîtrise de l’épée, garde. Mais qu’est-ce que cela t’apportera de nous occire sur un simple énervement ? Ce n’est pas ainsi que justice sera rendue.
— Laisse mon frère tranquille ! cria Tukam. Et d’abord, qui es-tu ?
La combattante reculant d’un bas, obéissant involontairement à l’injonction. Elle releva le buste afin de se mettre en évidence, comme si, dans la lueur clignotante, son plastron allait luire davantage. Bien qu’elle en intimidât quelques-uns, bien que son épée assît son autorité, l’objectif ne fut pas accompli dans sa totalité.
— Je suis Blitherina Akathan, nouvelle capitaine de la garde de Virmillion ! déclara-t-elle d’une voix résonnante. Je représente l’autorité de ces lieux !
— Ah bon ? demanda Lehaxa, réfugiée derrière Geyrold. Et si nous ne sommes pas d’accord ?
— Sérieusement ? Après les nobles, la marchande vient contester mes ordres ? Vous êtes tous susceptibles d’avoir tué le capitaine Riss Oiri !
— On sait, tu l’as déjà dit ! On dirait que cette tavernière toujours étalée par terre t’a révélée qui nous étions. Le respect se perd, de nos jours…
— Je suis aubergiste ! tonna Gharest.
— Soit. Je ne sais pas comment fonctionne l’héritage chez vous, mais j’ai bien assez d’un garde pour me protéger ! Tu n’as aucun pouvoir ici, Blitherina !
Son courage se dissipa au moment où la lame se profila dangereusement. Usant de ses réflexes innés, elle tomba sur ses genoux et joignit les mains.
— Pitié pour nos âmes ! supplia-t-elle. Un illustre personnage est déjà mort, est-ce nécessaire de continuer à répandre la mort ? Il y a une autre solution que de rester ici !
— De toute façon, on n’a pas le choix ! râla Geyrold.
Un écoulement régulier accompagna subitement un grincement saccadé. Cerille avançait, titubait, s’accrochait, perdait l’équilibre, gémissait, jusqu’à parvenir au centre des menaces. Ni les moqueries discrètes, ni les regards inamicaux ne la persuadèrent de mieux se conduire. La soldate effectua une chaleureuse tape sur l’épaule de Blitherina.
— Relax, copine ! fit-elle, frottant sa figure barbotée. Il paraît qu’être à l’armée me donne plus d’autorité que toi, mais bon… Tout ce que ces gens souhaitent, c’est d’être en paix.
— Non mais j’hallucine ! s’excita la nouvelle capitaine.
— Hein ? Toi aussi ? Pour les mêmes raisons ?
Rien ne retint Blitherina de priver la militaire de sa tête souillée, sinon sa dignité. Elle opta donc pour plaquer ses mains sur ses épaules et de la secouer dans tous les sens malgré les protestations d’autrui.
— Comment tu as réussi à être engagée dans l’armée ? s’indigna la garde.
— Bah, comme tout le monde, j’imagine, expliqua la soldate. Je me suis entraînée, j’ai appris à me battre, j’ai suivi les épreuves, j’ai été prise. Je ne suis pas montée en grade depuis, par contre… Félicitations pour ta nomination, au fait !
— Depuis quand ils acceptent les drogués dans l’armée ?
— Les insultes, maintenant… L’herbe que j’absorbe est moins dangereuse qu’une arme.
— Arrête de raconter n’importe qui ! Les armes garantissent la sécurité alors que les drogues anéantissent le cerveau !
— Pas convaincue…
Désespérée, à court d’arguments, Blitherina s’assit contre le comptoir et laissa s’écouler quelques larmes jusqu’à son menton. Cerille avait chuté pendant ce temps-là, et à l’instar de Gharest, la force de se redresser côtoyait la flemme. Quelques murmures furent échangés entre Lehaxa et Geyrold tandis que les yeux de Daeron alternèrent entre Tukam et Nada. Tous peinaient à supporter l’exhalaison du cadavre.
— Je suis perdue, en face du cadavre de mon meilleur ami, à côté d’une droguée et d’une alcoolique…, se dolenta Blitherina. Je veux juste connaître le coupable…,
— Cela peut s’arranger, dit une voix mystérieuse.
L’homme en question bouscula gentiment l’ivrogne, se frayant un chemin adéquat vers le corps. Tous reconnurent cet individu ayant réussi à se faire oublier. Son nez crochu, ses yeux globuleux, ses mains aux longs ongles blanchis et son crâne dépourvu de cheveux le rapportaient à certaines professions bien que sa grande taille et sa musculature prononcée s’y opposaient.
— Qui es-tu ? demanda Nada. Pourquoi cette bousculade injuste ?
— Je m’appelle Narloi Toivan, se présenta l’homme. Alchimiste de profession.
— Alchimiste ? s’étonna Daeron. C’est un métier assez rare, dans notre pays… Voilà pourquoi tu te distinguais autant. Nous aurions dû prêter attention à toi plus tôt.
Blitherina se releva d’un bond et se servit de la même technique pour le désigner. Son épée parait et surpassait tout autre argument.
— Si tu es un alchimiste, dénonça-t-elle, alors tu t’y connais en poison ! C’est pour ça que tu te cachais ! Tu nous as coincés ici !
— Absolument pas, clarifia Narloi. Je n’ai eu jamais recours à des procédés aussi vils que l’empoisonnement. Et même si cela avait été le cas, je me serais assuré d’être parti avant de pouvoir assister à l’acte. Non, j’interviens pour aider. Trouver la provenance du poison nous aidera à déterminer qui est le coupable.
— Fais donc. Mais je t’ai à l’œil !
Blitherina tint sa parole : Narloi examina la dépouille sous les yeux de la clientèle tiraillée entre la curiosité et l’appréhension. Ils restèrent immobiles, surveillant les alentours dans la crainte d’un piège, et scrutèrent les gestes de tout un chacun. Trop de mouvements risquaient de perturber le silence déjà pesant des lieux : n’importe quel bruissement éveillait un instinct de survie parfois inégal.
Dès que Narloi eut achevé son rôle, il regarda une dernière fois le corps avant de s’épousseter les mains.
— Ce n’est pas n’importe quel poison, révéla-t-il. Je le reconnais. Il s’agit d’un puissant composé fabriqué à base de plantes très toxiques originaires des pays de l’est. C’est avec ce poison que les jumeaux Reacia et Ryvis s’étaient emparés du trône de Ronône, il y a un siècle. La pauvre reine Vesara la quatrième ne se doutait pas que ses propres enfants comploteraient contre elles pour se partager le pouvoir. Et ces deux-là ont régné pendant près de trente ans…
— Et en quoi ça nous aide ? douta Lehaxa. On n’a pas besoin de leçons d’histoire ici ! Ce type de poison est accessible à tous, il semblerait…
— Au contraire, précisa l’alchimiste. Ces plantes sont très rares, se les procurer nécessite beaucoup de moyens. Il ne s’agit pas d’un poison discret. Il existe une volonté véritable de faire souffrir au maximum la victime, car cette substance endommage spécialement le corps humain… Autrement dit, seule une personne riche ou haute dans la hiérarchie a pu obtenir ce poison et l’utiliser.
Cris, jurons et soupirs semèrent la confusion dans la salle. Dans ce hourvari, Gharest s’appuya sur Cerille pour se remettre debout et ainsi disposer de l’opportunité de découvrir qui fustigeait qui. Une brève inspection l’amena à converger vers Tukam, toujours à l’écart des autres, au seuil de l’unique échappatoire à portée.
— Pourquoi tu me zieutes comme ça, alchimiste ? paniqua le noble. Et vous, arrêtez de suivre quelqu’un sous prétexte qu’il sait aligner des mots ! C’est sûrement un piège ! Il faut sortir d’ici !
Il se risqua à une nouvelle offensive contre la porte. Par coups de poing, pieds, genoux, coude, et même de tête, le malheureux bois ne fut pas épargné. Un cliquetis résonna alors, semblable à un appel de vengeance, et un petit trou s’ouvrit au-dessus de la poignée. Tukam aperçut une lueur vive s’embraser jusqu’à son iris. Il bondit en arrière, se rejeta sur le plancher et se couvrit le visage de son bras droit. Des flammes modérées jaillirent jusqu’à lui. À travers ce jet émanait une forte chaleur qui frappa de plein fouet le membre dressé. Le feu ciblé consuma le manche du noble et brûla son bras superficiellement, quoiqu’en dévorant ses abondants poils noirs. Une trace noirâtre se forma tandis que Tukam nuançait les autres hurlements par le sien.
— Nous devons… aider son bras ! décida Nada, plus entreprenante que jamais. Vite, prenons le premier liquide à portée !
À peine l’amatrice de bière eut-elle saisi la chope de Blitherina que celle-ci lui la fit heurter le sol d’un coup de poing au crâne. Le doux breuvage se mélangea avec le liquide vital qui miroitait encore la lumière oscillante de l’auberge.
— Imbécile d’ivrogne ! injuria la garde. Depuis quand l’alcool éteint le feu ?
— Mon frère ! s’alarma Daeron.
Le jeune noble se précipita vers son jumeau et l’aida à s’asseoir près de l’amas de poussière et de fumée. Il se pinça les lèvres à la vue du bras inutilisable de son jumeau mais s’abstint de lancer un regard malveillant à quiconque.
— Des pièges sont installés partout dans l’auberge, j’en suis persuadé ! présagea Daeron. Nous ne sommes pas seulement enfermés… Quelqu’un souhaite tous nous tuer. Mais qui ?
— J’ai ma… petite idée…, songea Nada après avoir léché de la bière à sa portée.
— Une idée ? fit Blitherina, dubitative. Riss m’a appris que les idées naissant quand on était ivre n’étaient jamais bonnes…
— Juste un truc… logique. La femme encapuchonnée a disparu… juste après la mort de Riss.
— Ce n’est pas faux, remarqua Gharest.
Blitherina dut lutter pour garder son sang-froid, pour ne pas dévaster le comptoir et le plancher déjà maculés de plusieurs liquides. Ses doigts s’appuyèrent sur son visage qui se crispa, de honte ou de colère, nul ne savait le déduire.
— Et personne ne me l’a signalé…, marmonna-t-elle. Puisque tu es si maligne, Nada, va la chercher ! Et toi aussi, Cerille ! Vous vous rendrez utiles à défaut de servir la société ! Narloi, tu as déjà rendu service mais je n’ai pas aimé la façon de te faire oublier… Accompagne-les ! Moi, je dois rester ici… et surveiller ceux que tu as accusés.
— Attention aux fausses pistes, prévint l’aubergiste. Je pourrais vous guider, je connais les lieux.
— Tu ne bouges pas d’ici, c’est compris ? Toi, je préfère t’avoir à l’œil…
Derrière des barrières de méfiance, au-delà des murs d’hésitation, deux groupes se formèrent, une décision audacieuse à laquelle se plièrent les clients. Nada, Cerille et Narloi s’engagèrent dans les couloirs par la porte latérale et abandonnèrent la salle principale pour découvrir les lieux en profondeur.
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