Les recherches se poursuivaient inlassablement de l’autre côté de l’auberge. Blitherina et Gharest eurent la bonne idée de se référer aux effluves dont la source coïncidait avec les fracas perçus quelques temps plus tôt. L’odeur de viscères et de régurgitation se combinèrent pour générer un parfum présent et dépourvu de délicatesse. Ce dont l’aubergiste aurait préféré se passer.

Mais ce ne fut pas elle qui tempêta en découvrant la scène. Le cadavre de Nada Blian semblait déjà chancir alors que son trépas remontait à plusieurs dizaines de minutes à peine. Devant elle était vautrée Cerille Dew, vivante mais roupillant.

— Elle se croit tout permis, celle-là ! s’indigna Blitherina. Elle va voir comment on maîtrise une arme !

— Attends ! implora Gharest. Cerille n’a sûrement pas tué…

— Rien à foutre !

L’épée jaillit du fourreau, les mains s’enroulèrent sur sa poignée et la capitaine l’abattit sur sa cible. Mais, au dernier moment, Cerille choisit une position plus commode, sommeillant à présent sur le côté gauche. Blitherina ne se lança pas dans une seconde attaque, toute perturbée qu’elle était.

— C’était quoi, ça ? se vexa-t-elle. D’où elle survit à mon attaque ? Par instinct ? Cette soldate a une de ces veines, je n’avais jamais vu ça !

— Calme-toi ! insista Gharest, posant sa main délicate sur son épaulière. Réfléchis un peu… Non, observe-la ! Si elle avait tué Nada avant de s’endormir, ses mains seraient recouvertes de sang. Elle n’a pas une tâche ! Enfin, si, mais de vomi… Même avec toute ta mauvaise foi, est-ce que tu penses réellement qu’une personne aussi incompétente aurait pu réussir quoi que ce soit ?

— Tu es en train d’affirmer que Nada se serait suicidé ?

— C’est possible aussi…

Peu convaincue, Blitherina se livra corps et âme dans la lutte de la vérité. Elle agrippa la militaire malpropre par l’encolure de sa broigne et l’encastra contre le mur latéral. À force de la secouer, Cerille finit par ouvrir les paupières et découvrir une cliente passablement énervée. Un bâillement faillit décrocher sa mâchoire avant qu’elle ne se risquât aux balbutiements.

— Euh… oui ? Il fait encore nuit… Peux même plus dormir en paix…

— Mais je rêve !

— Non, c’est moi qui rêvais…

— Tu pionçais pendant que de gens s’entretuaient dans l’auberge ?

Cerille cligna des yeux pour vérifier qu’elle percevait bien la réalité. Cela lui valut un soupir synchrone de l’aubergiste et de la garde.

— Tu n’as pas idée, dit Gharest. J’ai arrêté de compter.

— Je n’en peux plus de ton existence ! rugit Blitherina. J’ai trimé pour arriver jusqu’à ce poste ! Je me suis entraînée depuis toute petite, j’ai reçu le soutien de ma famille, de mes amis, j’ai fait leur fierté, j’ai tout donné pour protéger la capitale ! Depuis quand les parias, les fous, les imbéciles et les drogués peuvent prétendre défendre notre pays dans l’armée ? Et ils osent se dire meilleurs que nous ?

— Blitherina, il y a plus urgent…

— Qu’est-ce que tu racontes, aubergiste ?

— Je suis tavernière ! Ah non… Bref, rappelle-toi ce pourquoi nous venus ici…

L’index de la patronne indiqua une porte oscillante en-dessous de laquelle un liquide rouge vif se dégorgeait paisiblement. Quand le liquide gastrique remontait le gosier, quand le cœur tambourinait contre la poitrine, une vérification était de mise. Non sans appréhension, Blitherina guida Gharest et Cerille vers cette chambre infréquentée jusqu’alors. Ce fut facile d’y accéder mais difficile d’y rester.

Un visage lisse doté de magnifiques boucles brunes étincelait dans l’opacité. La jeune solitaire avait ôté sa capuche pour mieux dévoiler sa douce peau et ses yeux saillants. Sa tunique grise traçait à merveille sa silhouette élancée tandis que sa cape en laine, quoique sillonné de traces vermeilles, consolidait sa stature.

Toutefois, la jeune femme manquait un peu de propreté. Il lui était ardu de déguster son repas dans la quiétude, surtout depuis l’arrivée des trois femmes qui l’interrompaient impoliment. Sur ces gencives glissaient encore des lambeaux de peau trempés dans le sang, et des morceaux de duodénum s’étaient calées entre ses dents opalines. À peine releva-t-elle le chef en s’avisant de l’arrivée de Blitherina, Gharest et Cerille. Il fallait avouer qu’elle avait grand appétit : certes, elle avait éventré Lehaxa Aluste, mais son système digestif ne constituait qu’une partie de cette chair comestible. La marchande ne s’était pas délectée de ce contact si particulier : ses yeux et sa bouche grand ouverts restaient figés dans sa mort.

— Tu n’aurais peut-être pas dû me réveiller, souffla Cerille, vitreuse.

— Je vous laisse régler ce problème…, murmura Gharest, livide.

Fidèle à son engagement, l’aubergiste s’écarta pour se débarrasser du liquide superflu contenu dans son estomac. Son corps était déjà composé d’eau en majorité, quelques litres en moins ne lui causeraient aucun tort. Demeuraient la garde et la soldate au seuil de la porte, comme sclérosées, la pâleur de leur faciès aux antipodes de la couleur dominante.

L’anthropophage accepta de délaisser sa pitance pour se focaliser sur les clientes. Elle ravala sa salive pour ne pas baver devant elle, il s’agissait d’une question de décence. Croiser les mains derrière son dos l’aida à réprimer ses pulsions.

— Pardonnez-moi de ne pas m’être présentée plus tôt, s’excusa-t-elle. Je m’appelle Kinsa Honop. Je n’ai cure de vos noms, après tout, vous-mêmes accordez peu d’attention au bétail.

— Tu… Tu…, bégaya la soldate. Tu… viens de manger Lehaxa ?

— Une partie seulement. Une viande plutôt tendre mais qui manque d’assaisonnement. Je ne vais pas me dolenter, la bonne chair humaine se raréfie, ces temps-ci.

— Tu es…Tu es… Tu es… une cannibale ?

— Dans le langage populaire, c’est ainsi que vous nous rabaissez. Les quidams ne peuvent comprendre les bienfaits d’un tel régime alimentaire. Personnellement, depuis que j’y ai goûté, il m’est difficile de revenir à des animaux plus conventionnels. Pour des raisons morales également. Avez-vous déjà vu un animal commun violer, torturer, tuer, détruire des pays ? Pas que je sache. C’est une manière de… réguler notre espèce.

— Laissons ta santé mentale de côté, se retint Blitherina. Tu es venue jusqu’ici pour… nous manger ?

— Encore de vilains préjugés. J’aime la viande humaine, donc je ne suis pas saine d’esprit ? Peuh… Mais oui, tu as bien raison, j’étais partie pour un petit voyage, et je suis tombée sur cette auberge. Belle coïncidence, n’est-ce pas ? J’ai attendu le moment propice : quand toi et ton ami êtes arrivés, et que ce dernier est mort, j’en ai profité pour m’éclipser et attendre qu’une proie se présente à moi. Vous, altruistes que vous êtes, avez abandonné Lehaxa à son sort. L’idiote a cru bon de se réfugier dans la cave, mais elle avait oublié qu’un couloir secret y avait été creusé. Je l’ai trouvé assez aisément… Avoir l’œil pour repérer ses victimes requiert un âpre entraînement.

— Ciel… Nous sommes perdus…

— Engagez-vous vers la voie de la rédemption. Si l’expérience vous tente, notre secte pourra vous trouver et…

— Votre secte ? Une secte de cannibales se promène tranquillement dans notre royaume ?

— Vous avez soutenu des rois et des reines belliqueux, des armées massacreuses d’enfants, des nobles pernicieux et vous râlez pour quelques cadavres dont nous nous sommes débarrassés ? Un peu de bon sens. Qui sommes-nous et pourquoi vivons-nous ? Il fut un temps où moi aussi, je pensais qu’il fallait défendre hardiment des principes moraux. Puis j’ai réalisé que notre espèce n’était qu’ignominie et dépravation. Aux grands maux les grands remèdes. Un humain de mangé, un animal de sauvé ! En fait, nous sauvons même d’autres humains. C’est un geste profond que nous accomplissons. Si vous souhaitez explorer cette idée comme la chair plus en profondeur, sachez que notre secte est motivée dans le but d’atteindre l’harmonie entre nous et la nature. N’en aviez-vous jamais rêvé ?

Cérémonieusement, Kinsa écarta les bras et pencha la tête en arrière. Ses boucles cascadèrent en-deçà de sa cape tandis que son sourire incongru fulgurait dans la pénombre. Un autre élément scintilla à l’avenant : l’épée de Blitherina cisela son abdomen, le lacéra, le taillada. Émergea une fine ouverture d’où d’épaisses quantités de sang furent libérées. Privés de son attache naturelle, l’intestin de la cannibale pendit entre ses jambes se balança au niveau de ses genoux. Il s’en égouttait ce même liquide vermeil, celui dont elle raffolait : il imbibait ses repas, .les rendait moins âcre et favorisait la digestion.

Ainsi, quand Kinsa vit son organe trempé dedans, aucune hésitation ne lui frôla l’esprit. Ses ongles se plantèrent autour de son hypogastre et, la salive humectant ses lèvres, elle ramena l’intestin jusqu’à ses dents et en goûta une première bouchée. Quelques mâchées suffirent à broyer le morceau tant ses boyaux étaient mous. Un gémissement de plaisir intense accompagna sa déglutition, aussi en dégusta-t-elle à deux reprises, toujours plus exquis.

— Vous ratez un succulent mets, dit-elle, comblée. Mais je vous remercie… Parfois, on est mieux servi par soi-même…

Son éventration produisit finalement ses conséquences directes. Kinsa n’eut pas la chance de dévorer jusqu’à satiété son délicieux intestin. Son corps charcuté tomba aux côtés de sa victime : sang et organe se mêlèrent dans une profusion de barbaque au goût d’inachevé. Il restait tant de chair agglomérée, attachée aux tissus, suspendus à des corps sans vie.

— Revenons à la salle principale, proposa Blitherina. Tant que j’ai encore foi en l’humanité…

— Celles-là n’ont plus de foie, c’est certain, marmonna Gharest juste derrière elle.

Kinsa Honop et Lehaxa Aluste, jadis saines et entières, ne virent pas leur volonté s’exaucer. Leur cadavre emplissait une salle qui, dans un futur probable, accueillerait une clientèle bien moins alouvie.