Le Spationef Coincé (12)

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-    Monsieur ?

Cette voix vient de loin, elle résonne faiblement en moi, un peu grave et ennuyée. Connais pas…

-    Monsieur, vous êtes arrivé. Il faut descendre, nous sommes au terminus !

Sourcils froncés et yeux clos,  j’ai le sentiment d’être extirpé par les épaules d’une fosse chaude et cotonneuse. Je remonte doucement à la surface après un long périple dans l’inconscience.

-    Oh, m’sieur ! Je vais pas pouvoir passer la journée içi ! Faut bouger, maintenant !

Mais qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ?

-    Laissez-moi… fais-je enfin d’une voix pâteuse. Je ne vous connais pas et je vous demande rien, alors foutez-moi la paix !
-    Bon, maintenant ça suffit ! Tu vas dégager de mon taxi, mon gars, ou je te dépose chez les flics, tu piges ?

Cette fois, la voix est menaçante… Peut-être me faut-il ouvrir les yeux pour mesurer l’ampleur du danger. Si ça se trouve, c’est un gros malabar… Dommage, je dormais bien. Allez, j’ouvre les mirettes !
Surprise…
J’en suis encore à bailler à m’en décrocher le maxillaire pour constater que je suis effectivement sur la banquette arrière d’un taxi miteux, qui sent la sueur, la poussière et le graillon froid.
Dehors, il fait soleil. Et je suis presque chez moi, à quelques rues. Je me redresse d’un coup quand mon regard croise celui, furibond, du chauffeur. Il attend avec impatience que je vide les lieux.
Je ne sais pas ce que je fais içi mais il est clair que je dois bouger. Je patauge dans la choucroute !

-    Hum, combien vous dois-je ? fais-je d’un ton conciliant.

-    C’est déjà payé, m’sieur. Barrez-vous !

Les choses se compliquent… ou pas. Interloqué, je le regarde sans comprendre. Et, du coup, je ne réagis pas assez vite pour le mec, normal.

-    Monsieur, s’il vous plaît, reprend-il en faisant de gros efforts pour ne pas exploser de colère, j’ai déjà été payé, je vous dépose à l’adresse demandée, nous y sommes, vous descendez, je vous souhaite une bonne journée et je peux filer aider les autres… vous comprenez ?

Mais de quoi il me parle, ce con !? Je vois une sale flamme dans ses prunelles, genre dragon sur le point de me carboniser de son haleine fétide (et déjà bien chargée…) alors, compte tenu du résumé qu’il vient de me faire, je me dis qu’il est préférable de sortir sans plus tarder. Je m’extrais donc maladroitement de son taxi et, quand je claque la portière, j’ai  le temps de l’entendre marmonner des trucs pas sympa à propos d’un séjour qu’il me conseille d'aller faire chez les Hellènes…
Drôle de réveil.
A peine claquée, la porte s’enfuit avec le reste de la voiture. Le mec pousse un peu les rapports et j’entends crisser les pneus pendant que je reste comme un idiot sur le trottoir, un peu largué. Je secoue la tête, histoire de remettre un peu d’ordre dans mes pensées mais quand je constate l’état de mon costume, je plonge dans l’incompréhension la plus totale. Mes vêtements sont déchirés de partout, couverts de poussières grises. Même mon attaché-case est en ruines…
Ça va virer à l’angoisse sous peu si je ne parviens pas à comprendre ce qu’il se passe. J’ai encore les mots du taxi en tête : « je peux filer aider les autres »…

Quels « autres » ? Et où sont-ils ? Qu’est-ce qu’un taxi peut bien faire pour « aider » les autres ? Je n’y comprends rien. C’est…irritant ! J’ai l’impression d’avoir manqué quelque chose d’important, ou de tragique. Un examen de la situation s’impose, et c’est urgent, je crois, quand je me décide à regarder autour de moi. Le temps de me repérer et je m’apprête à rentrer chez moi. Ce n’est pas bien loin d’içi. Quelle étrange idée ai-je eu de donner cette adresse plutôt que directement chez moi… Décidément, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.
Et quand je constate que je marche sur un océan de verre brisé, ça ne fait qu’amplifier mon malaise. Le sol est jonché de gravats, de briques, de blocs de béton, de tuiles. Il y a même quelques poutrelles tordues derrière moi, à quelques dizaines de mètres.

-    Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel !? m’exclamè-je à voix haute.

Soudain, je n’ai plus qu’une idée en tête ; rentrer chez moi, me faire un café fort et fermer les rideaux pour ne plus rien voir, me tenir à distance de cet enfer. Le temps de réfléchir et de comprendre. La sensation d’avoir manqué un évènement majeur se confirme à chacun de mes pas ; tout est en ruines.  Je presse le pas vers mon appartement, là je pourrai faire le point, allumer la télé et regarder les infos. Avec un peu de chance, entre deux rasades de propagande, je pourrais découvrir ce qu’il est arrivé et…depuis quand ! Une peur profonde s’immisce en moi parce que tout m’échappe. Sans réfléchir, je sonde mes poches pour y sentir mes clés, pour me rassurer peut-être, mais mes poches sont trouées de partout, en lambeaux.

-    Bon, j’improviserai, me dis-je en me faufilant entre les décombres. Après tout, je n’habite qu’au premier étage ; je me débrouillerai pour trouver une échelle, ou n’importe quoi d’autre pour atteindre le balcon, briser une vitre, dans le pire des cas. Ensuite, je serai à l’abri…

Je cours presque, encore une rue à parcourir, un dernier virage à droite et… médusé, je m’arrête net en découvrant mon immeuble.
La façade, sur presque cinq étages, n’existe plus ! Une montagne de gravats bloque l’accès principal et j’ai une vue directe sur l’intérieur de mon logement ! Sur celui de mes voisins aussi, d’ailleurs.  La construction n’est plus qu’un cube auquel on aurait supprimé une face…
Au moins, je n’aurais pas besoin de mes clés, et moins encore de briser une vitre, puisqu’il n’y en a plus une debout…
Complètement dépassé, je considère l’immeuble, immobile et bras ballants, pendant de longues minutes. Tout autour de moi, j’entends les cris stridents des sirènes des ambulances, des flics, et puis les hurlements de quelques personnes qui se cherchent, qui s’interpellent, et puis, aussi, des cris de douleur, des pleurs d’enfants… La panique est proche, tout ressemble à s’y méprendre à cette ambiance de fin du monde d’un certain 11 septembre. Je suis couvert de poussière grise, quelques personnes errent sans but autour de moi. L’Apocalypse ?

Enfin, obsédé par l’idée de rentrer chez moi, j’escalade la montagne de débris avec prudence. Chemin inattendu mais qui présente l’avantage de me déposer directement dans mon salon, enfin ce qu’il en reste. Doucement, je commence à imaginer un scénario plausible… Tout cela ressemble à un séisme. Le fameux Big One se serait-il produit ? Si oui ; où, quand ? En attendant, tout est sans dessus-dessous, chez moi comme chez mes voisins, mais aussi dans toute la rue, dans tout le quartier !
Est-ce que San Francisco existe encore ? Encore un coup de cette fichue faille de San Andreas ? Et si la Californie n’était plus qu’une île ?

Je dégage un fauteuil qui n’est qu’à moitié enseveli sous les vestiges de ma déco et je m’assois parce que, finalement, je ne sais pas quoi faire d’autre à cet instant. Malgré tout, maintenant que je peux poser une hypothèse crédible, je sens que la pression qui m’écrasait jusque-là commence à baisser. Je reprends mes esprits. Ne me reste plus qu’à reprendre le contrôle de mes actes. Et puis, surtout, à répondre à la multitude de questions qui m’assaillent ; que m’est-il arrivé ? que s’est-il passé ? quand ? et qui était cet improbable chauffeur de taxi ? qui lui aurait donné mon adresse ? moi ? sûrement pas ! Je ne suis pas du genre à marcher pour rien, et moins encore quand je dois mettre la main à la poche pour me payer les services d’un cab !
Il y a beaucoup trop de choses incohérentes…
Et puis, c’est le bordel chez moi, merde !


Tiens, les rideaux sont encore vaillants, toujours pendus au plafond...
Fataliste, je les ferme. Au moins, je suis chez moi, en plein courant d'air mais chez moi, quand même.

C'est déjà ça de pris.

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