Le Spationef Coincé (15)

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Je passerai sous silence les longues, les interminables journées passées à ne rien faire qu’attendre dans cet hôtel de luxe en plein centre de Washington ; je m'y suis ennuyé à mourir. Ce fichu corps dont je n’étais plus que le misérable locataire se refusait à tout effort. Il n’aurait été possible de le convaincre à quoi que ce fut. J’aurais aimé tout connaître des techniques tibétaines pour laisser mon âme s’envoler sans plus m’encombrer de ce tas de saindoux qui ne faisait plus que s’empiffrer des délices que les serveurs montaient à la chaîne, au rythme affolant d’une usine en pleine production…
Parfois, accroché à la baie vitrée, je pouvais apercevoir quelques célébrités, locales et internationales, sortir de leur voiture de luxe. Les dix jours qui se succédèrent alors furent les plus longs de ma vie.
Enfin, un après-midi, le téléphone sonna pour m’annoncer que deux personnes demandaient à me rencontrer. Il était plus que temps !
Quand les deux femmes passèrent le seuil de ma suite, les choses changèrent du tout au tout. Mon hôte s’agita enfin ; il se fit courtois, empressé même. Pour un peu, il se serait montré charmeur, le bougre. De leur côté, les donzelles faisaient tout leur possible pour vendre encore quelques menues surprises de dernière minute.
Moi, coincé dans ce réceptacle de viande qui n’était plus ma propriété depuis plusieurs jours, j’avais drôlement eu le temps de cogiter… La mémoire m’était revenue, petit à petit, et j’avais pu reconstituer le fil des évènements antérieurs à ma rencontre avec cet étrange homme en costume noir. Tremblement de terre, chute, découverte d’une bande de débiles sortis d’un asile perdu entre quelques galaxies lointaines, et puis toute la suite. Il fut facile ensuite de conclure que le type en costume était un de leurs droïdes, ou un robot de ce genre, envoyé à ma rencontre après les circonstances toujours inconnues pour moi de mon retour à la surface.
Peut-être avaient-ils oublié de me conditionner avant de me laisser filer ?

Plus que probable, si on tient compte de la désinvolture de tous ces fous furieux. Mais le plus fascinant était encore que je me souvenais parfaitement des projets insensés de Kenobi ; celui-ci prétendait mettre le monde à feu et à sang pour, ensuite, foncer dans les entrailles de ma chère planète et en extraire je ne sais quelles particules ferreuses, propres à les renvoyer bourlinguer dans les confins.
J’en avais aussi conclu qu’ils avaient dû faire une erreur dans leur potion magique d’oubli parce que je ne m’expliquais toujours pas pourquoi j’avais encore la faculté de penser, même si mon corps semblait être piloté à distance.
Plus tard, j’avais fini par accepter l’idée de simplement regarder et analyser, le temps pour moi de trouver un moyen pour contrer les ambitions stellaires du vieux Jedi. Mais comment un esprit pourrait-il influer sur les évènements, sachant qu’il ne pouvait déjà pas prétendre imposer à son support corporel de lui obéir ? Pas simple mais, comme je suis d’un naturel optimiste, j’ai vite parié sur le fait que j’arriverais bien à trouver une solution. Et puis, quoi, que faire d’autre ?
Bref, en bon terrien mais surtout en bon américain, je m’étais vite senti investi du devoir de sauver la planète et les milliards de pauvres bougres qui y végètent en même temps que moi. Question de principe, là encore. Et puis, de toute façon, il n’y a que nous, les ricains, pour savoir faire ça. Hollywood le démontre à chaque nouveau film, après tout. 
Mais, pour le moment, j’avais encore quelques doutes à repousser. Et puis les choses avancèrent enfin. Les deux nanas m’invitèrent à les suivre en voiture, un peu à distance pour ne pas nous faire repérer par d’éventuels petits curieux.
Une voiture ? Mais je n’avais pas seulement mon permis de conduire !

-    Vous avez ma voiture ? fit mon corps d’un ton sec.

-    Pas ici, vous devez savoir que ce genre de véhicule n’est pas très courant dans les rues… nous nous ferions très vite remarquer et intercepter par les forces de l’ordre.

-    Vous l’avez peinte comme je vous ai demandé de le faire ?

-    Bien sûr, ne vous inquiétez pas pour tous ces petits détails… rétorqua-t-elle d’un air suffisant.

Mon corps ne sembla pas trop apprécier la réponse ; il s’approcha très près d’elle, au point de lui souffler dans les yeux, ce qui fit s’envoler les faux cils de la vendeuse. Faut dire que je suis beaucoup plus grande qu’elles, ceci expliquant cela.

-    Si vous avez fait la moindre erreur, je saurais m’en souvenir, vous comprenez… ?

J’avais utilisé un ton très menaçant.  J’ai adoré…
Je ne me savais pas capable d’une telle autorité et, franchement, c’était grisant de voir les rétines de mon interlocutrice s’ouvrir un peu sous l’effet de l’inquiétude naissante et, franchement, j’espérais que je recommencerais assez vite ce genre de petit numéro !
Nous sortîmes peu après ; moi par l’ascenseur, elles par les escaliers. Avec le temps gagné, pas moins de dix-huit étages, j’avais pu trouver ma voiture, m’y installer confortablement et prendre connaissance des instructions qu’un petit finaud avait coincées sur la console.

 

-    Alors…suivre la voiture bleu métallisé ; se tenir à distance en permanence ; veiller à ne faire aucune infraction, lus-je avec attention. Bloqué à un carrefour ? Le véhicule-pilote attendra sagement, le temps pour moi de le rejoindre. Bon, c’est cool. Ne me reste plus qu’à voir comment se pilote ce truc….

 

C’était surréaliste : je parlais dans ma tête mais celle-ci n’en faisait…qu’à la tête d’un autre ! C’était une belle voiture, allemande, confortable et cossue mais…un poil trop étroite pour moi et ma bedaine. J’avais le ventre collé au volant, le dossier ployait sous mon poids et mon popotin débordait gentiment des deux côtés du siège.

-    Ben mon gars, tu ne vas tarder à comprendre pourquoi j’ai toujours pris un cab pour mes déplacements, souriais-je du dedans avec un petit zeste d’ironie morbide.

Cruelle déception ; "je" savais déjà conduire… Le trajet fut donc vite terminé. Nous nous retrouvâmes dans un vaste hangar, dans une zone industrielle un peu isolée. J’eus toutes les peines à m’extraire de ma carriole de luxe et elles durent m’assister, ce qui ne fut pas sans mal, bien sûr. 
Un peu à l’écart, un grand type costaud et bronzé, lunettes de soleil énormes sur le nez et le cou surchargé de colliers en or, attendait bras croisés. Il n’avait pas l’air aimable.
D’ailleurs, il ne fut pas long à le prouver.
A peine descendues de leur voiture, le type changea presque de couleur en les reconnaissant, sauta sur ses jambes pour se jeter sur une caisse en bois. Il en sortit une arme assez grosse pour m’inciter à me faire tout petit…
Les deux femmes, voyant l’arme braquée sur elles, se ruèrent chacune de leur côté vers un endroit où se réfugier. Ce qui se passa ensuite fut tout simplement incroyable. Au moins pour moi ! Le type, sans seulement prendre le temps de viser, déclencha l’apocalypse en deux secondes chrono ; son fusil machin-chose se mit à cracher des flots continus de boules lumineuses qui se dirigèrent instantanément sur les malheureuses vendeuses !
Moi, bien caché sous les pare-chocs de mon carrosse de location, je n’avais plus rien d’autre à faire que prier. Je m’attendais d'ailleurs à recevoir au moins les trois quarts du ciel entre les deux yeux mais, à ma grande surprise encore, les projectiles me dédaignèrent ostensiblement.
Poursuivis par de magnifiques traînées de vapeur colorée, ceux-ci cherchaient à transformer mes deux accompagnatrices en purée, en compote ou je ne sais pas trop quoi, mais forcément en une matière de cette consistance.

De là où j’étais, je ne pouvais apercevoir que la cheville de la petite blonde. Fort jolie cheville, au demeurant, mais qui se transforma bien vite en une flaque gélatineuse qui me fit fortement penser à l’état lamentable dans lequel j’avais quitté Obi Wan…

Dans un éclair, je me suis dit que l’autre femme n’allait pas tarder à connaître la même triste fin mais, puisque j’en étais à cumuler les surprises, je manquais avaler tout le sable sous  moi quand je vis un halo d’un blanc intense la protéger contre les attaques des missiles de l’autre fou furieux.
Elle résista à tous les assauts, alors que l’autre continuait d’envoyer…la purée !

Moi, je me disais que cela finirait forcément par attirer l’attention de quelqu’un, quelque part. Et j’avais raison.

Venues de nulle part, quatre énormes camionnettes noires arrivèrent en trombe, crachant dans la seconde des hordes de types en costume noir, cravate noire, lunette noire, chemise…blanche. Sans perdre une seconde, ils encerclèrent le tireur fou et le neutralisèrent avec un petit objet métallique, ovoïde et brillant. Instantanément, les tirs cessèrent et le calme revint.

Puis, pendant qu’une partie de cette cavalerie inespérée s’occupait de ligoter le tireur, un premier groupe, armé de seaux et de balais à poils durs, se fit un devoir de laver la flaque de la malheureuse volatilisée. Un autre groupe se dirigea sans hésiter vers la seconde femme. Ils la neutralisèrent comme ils le firent pour l’autre barjot et l’emmenèrent manu militari dans une des camionnettes. Tout ce petit monde remonta ensuite dans les camionnettes. Tout cela en l'espace de deux, trois minutes, pas plus.
Je commençais à y croire… 

Pas de chance.

-    Hum hum…fit une voix près de moi.

Je tournais lentement la tête vers la gauche ; deux pieds engoncés dans des chaussures, noires. Bien entendu, au-dessus de ces deux pieds, il devait y avoir quelqu’un. Qu’allait-il encore m’arriver ?  Une fois debout, je pus constater que j’avais raison ; il n’y avait pas que deux pieds mais un type au grand complet. Un costaud à la mâchoire carrée, glabre à n’en plus pouvoir, cheveux gominés. A cause de ses lunettes, je ne pouvais pas voir ses yeux.

-    Mon cher monsieur, je suis l’Agent Nettoyant, heureux de faire votre connaissance. Si vous voulez bien me suivre, je vais répondre aux questions qui doivent probablement vous assaillir depuis quelques instants.

Eberlué ? Stupéfait ? Commotionné ? Que dire… ? Sur le cul ? Oui, simple et parlant. Donc, j’étais sur le cul, tout simplement.

-    Bonjour, Agent Nettoyant, moi c’est…

-    Chuck Chuck Yeager, nous savons, ne vous inquiétez pas. Nos services sont d’une efficacité à toute épreuve, coupa-t-il d’un ton monocorde.

Bon, je sentis que les choses n’allaient pas être simples…
Il m’invita à le suivre et, sincèrement, je crus préférable de ne pas m’y opposer.  Je ne sais pas… une intuition peut-être.

 

***

 

Nous reprîmes la route pour aller…je ne sais où, mais loin, très loin…

J’ai dû dormir tout le long parce que je ne me souviens de rien. Une fâcheuse habitude, ces derniers temps…
Toujours est-il que, à l’instant où je vous parle, on me fait entrer dans une grande salle de réunion. Une gigantesque table en bois verni, des fauteuils en cuir noir avec, dans chacun de ceux-ci, une personne assise confortablement.
Je suis visiblement attendu avec impatience car, à peine entré, voilà qu’ils se redressent tous et viennent me saluer. Un peu gêné, je fais mine de m’éclipser vite fait mais, encore plus vite fait, un homme aux pectoraux  impressionnants m’en dissuade rapidement. Je parle de ses pectoraux parce qu’il est tellement grand que je me trouve nez-à-pectoraux, justement ! Force m’est donc d’affronter mes nouveaux fans. Résigné, je me retourne et, fataliste, je fais face à mon public…
Je me dis que je suis encore tombé sur une drôle de bande de zozos. On m’invite à prendre place à une extrémité de la table, ce qui me permet de constater que l’autre extrémité est encore vacante.
Il manque donc…celui qui entre enfin.

Grand, svelte, élégant, raffiné, calme. Et souriant, ce qui détonne gravement dans la salle puisque tous les autres pourraient facilement figurer dans n’importe quelles funérailles. Il s’assied, pose un regard sur tout le monde et…finit par darder celui-ci sur moi. Et tous les autres font de même, en même temps.
Un silence.

-    B…bonjour, messieurs, bredouillé-je pour briser la glace.

-    Ah, c’est vrai ! m’interrompt tout de suite le dernier entré, nous ne nous sommes pas présentés ! Veuillez nous pardonner, nous allons corriger cela tout de suite.

Le premier à ma gauche prend brièvement la parole pour décliner son identité, lançant ainsi un tour de table mémorable.

-    Je suis l’Agent Double, ravi de faire votre connaissance, Monsieur Chuck Chuck Yeager.

-    Je suis l’Agent Perturbateur, fait immédiatement son voisin.

-    Je suis l’Agent Depolice.

-    Je suis l’Agent Chimique.

-    Je suis l’Agent Nefaitpaslebonheur

-    Surnommé L’Agent Napasdodeur…pouffa son voisin.

Et ils éclatent tous de rire ! Les voilà qui se bidonnent comme des tordus, il y a même un qui tombe de son fauteuil, ce qui ne manque de renforcer l’hilarité générale !

L’Agent Nefaitpaslebonheur, lui, ne prend pas la peine de masquer son courroux. Normal. Le suivant en profite pour décliner son nom dans un souffle, presque content que ce soit son voisin qui fasse l’objet de tous les quolibets du jour…

-    Je suis l’Agent Depoche…

Mais les autres n’attendaient que ça pour repartir pour une nouvelle crise de rires ! Il me faut attendre quelques longues minutes avant que ne revienne le calme. Les larmes aux yeux, le chef de table réprime quelques ultimes gloussements avant de se présenter enfin :

-    Je suis l’AGENT.

Il a dit ça avec fierté, conscient de son prestige mais, face à mon absence de réaction, il se renfrogne un peu puis m’explique :

-    En fait, je suis l’Agent Général aux Emplois Notoirement Troubles…A, G, E, N, T… vous comprenez ? Comme c’est vraiment trop long à dire, on est tombés d’accord pour ne garder que l’acronyme, voilà !

-    Aaah…finis-je par baragouiner, histoire de donner une réponse éloquente.

-    Vous pardonnerez l’absence de l’Agent Nettoyant mais il est encore en train de lessiver la scène de la fusillade…


Bien…bien, bien, bien. Compliqué me paraît soudain un mot très en deçà de ce que je pressens de l’avenir proche…
L’équipe du sous-sol me paraissait déjà bien atteinte, mais celle-ci semble souffrir d’un excédent massif d’oxygène pur !



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