Le Spationef Coincé (21)
J’ai vu faire ça à la télé…il suffit de prendre une penderie surchargée de vêtements et je pourrai me dissimuler derrière, à l’insu de celui qui la fera avancer pour pénétrer dans l’hôtel. Facile, me dis-je. Je profite d’un groupe de passants qui traversent le carrefour pour revenir près de l’entrée. L’activité est intense, les consignes pleuvent comme une pluie de printemps et, abandonnant mon vieux manteau mité par terre, je tente de me saisir d’un bagage pour me faire passer pour un employé.
Seulement voilà… si je pense avec mon énergie de petit trentenaire, j’ai oublié que je ne dispose plus que de l’enveloppe corporelle d’un octogénaire… voire plus âgé que ça, peut-être. En effet, la main bien serrée sur la poignée d’un fort beau bagage tout en cuir, avec plein d’étiquettes colorées et tout et tout, je suis incapable de le soulever de terre ! J’ai beau serrer les dents, celles qu’il me reste, et m’arcbouter dans un effort digne d’un athlète olympien, je ne suis pas fichu de déplacer l’objet d’un centimètre. Je m’acharne, je m’acharne mais mon petit manège finit par attirer l’attention d’un molosse en costume sombre... et il me tombe sur le dos en un éclair.
- Tu fais quoi, là ? Hein, tu fais quoi ? me fait-il avec méchanceté.
- Oh…je crois que je me suis trompé de valise, m’excusè-je d’un air confus.
- Dégage !
- Mais, monsieur, je ne vous permets pas !
- Dé-ga-ge !
Bon…molosse ; un. Vieux clodo ; zéro.
Tête basse, je m’enfuis de quelques pas, sous le regard menaçant du type qui s’assure de mon départ. Ça ne va pas être simple. J’en veux à tout Hollywood de m’avoir fait croire qu’il était simple de franchir le seuil d’un endroit interdit… va falloir que j’en parle à James Bond. En attendant, je suis toujours dehors, fatigué et déçu. Je reste encore quelques instants à considérer la citadelle à conquérir, me disant que c’est pas demain la veille que j’arriverai à la réception pour demander ma chambre, ou alors y arriverais-je quand la réservation sera passée de date !
Vu l’état pitoyable de mon accoutrement, c'est sans crainte d'abîmer mon costume que je me laisse doucement tomber le long d’un mur pour me reposer un peu. Machinalement, je fais le tour de mes poches. J’en extrais mon gobelet de fer : je l’avais oublié, celui-là. Sans trop y croire, je le dépose face à moi et puis je ferme les yeux. Concentré comme une tomate, je cherche un moyen d’investir les lieux… puis le tintement clair d’une pièce me sort de ma torpeur. Surpris, je jette un regard sur mon gobelet ; un petit dollar.
Je tourne la tête pour considérer le popotin ondulant d’une grand-mère qui promène son chien. Je lui lance un petit merci mais je pense que son sonotone ne fonctionne plus parce qu’elle ne semble pas seulement m’entendre. Peu importe, j’ai maintenant multiplié ma fortune personnelle de manière exponentielle. Oui, passer de zéro à un, ben ça veut dire que je viens de passer du zéro à l’infini, non ? Je souris en considérant la piécette, pensant soudain qu’avec un peu de chance je vais gagner de quoi me sustenter enfin. Un peu de patience…
Je finis par m’écrouler sur le trottoir, écrasé par le sommeil et le soleil. A vrai dire, je me répands un peu sur le trottoir. J’ai toujours eu besoin de beaucoup de place pour dormir. En effet, je bouge beaucoup, paraît-il. Peut-être que mes rêves sont sportifs ! Toujours est-il que je me réveille soudain, avec une terrible sensation de froid dans le dos. Je me relève d’un bond.
Enfin, d’un bond, c'est vite dit… Disons un bond tel qu’un vieillard peut encore le produire, n’est-ce pas ? Ce qui signifie, clairement, que je me retourne comme je peux pour échapper à la froide sensation qui me harcèle soudain. Tout ça pour amplifier la chose ! Je bascule sur le ventre et c’est encore pire ! Et j’ai la sensation terrible de me noyer, de ne plus retrouver mon souffle. Je me débats comme un vieux diable, mais je tarde encore à comprendre ce qui m’arrive. Finalement, deux hommes se jettent sur moi pour me sortir du caniveau dans lequel je viens de me donner en spectacle… L’eau du caniveau s’écoule à grands flots et, bien sûr, j’ai trouvé judicieux de m’y rouler. Je suffoque comme un pendu, pendant que les deux inconnus m’aident à reprendre place le long du mur, là où semble être la place des malheureux de mon genre…Encore quelques paroles réconfortantes puis ils disparaissent bientôt.
Je suis trempé comme une soupe. Un peu désespéré, et comment ne pas l’être, j’adresse une violente pensée révoltée à Agent qui préfère ne pas répondre. Sincèrement, en guise d’assistance, de mise en place d’un plan machiavélique pour faire je ne sais quoi en guise de révolution mondiale… je suis tombé sur une bande d'amateurs, des incapables, des bras-cassés !
Et je reste là, assis à ne pas savoir quoi faire. Je jette un regard sur mon gobelet qui n’a pas bougé d’un pouce. Il y a quelques pièces de plus. Et même un billet de dix dollars. Ému de la bonté de ces inconnus, un profond sentiment de reconnaissance me vient au cœur, presque au point de me tirer une larme. Les hommes de ce monde sont étranges. Indifférents à presque toutes les turpitudes dont ils sont les témoins quotidiens, ils sont pourtant capables de gestes simples qui rendent espoir. Moi qui n’ai jamais prêté la moindre confiance à mes contemporains, voilà que je me prends à penser qu’il y a peut-être du bon en l’homme. Au moins la charité compte-t-elle dans les qualités de certains d’entre eux.
Le soleil darde encore ses rayons et je finis par me retrouver presque sec. Malgré tout, j’ai froid et je tremble un peu. Perdu…je suis perdu. Moi qui, quelques heures plus tôt, me réjouissais de m’égarer dans cette ville inconnue, j’ai la nostalgie de mon petit chez-moi douillet. Mon petit quotidien tranquille me manque, un peu routinier certes, mais dépourvu de toutes ces extravagances qui me malmènent depuis…depuis combien de temps, d’ailleurs ? Je ne sais pas du tout combien de temps s’est écoulé entre ma chute à San-Francisco et mon réveil, ici, au pied d’un gratte-ciel à l’autre bout du continent… Je me sens triste et seul. Songeur et mélancolique, je regarde toujours mon petit gobelet et je compte le montant de ma nouvelle fortune. Dix-huit dollars et vingt-cinq cents. Et là l’humour me revient soudain ; il y a des degrés à gravir dans la Charité : il s’est quand même trouvé quelqu’un pour m’offrir vingt-cinq cents ! C’est à croire que ces pièces encombraient les poches d’une personne qui a pris mon gobelet pour une poubelle. Malgré tout, avec cette fortune, je vais enfin pouvoir manger quelque chose.
Allez, à table !
Je me lève comme je peux, laissant une auréole humide de ma présence au pied du mur puis je décide de trouver un endroit où me restaurer. Il est évident qu’ici, avec ma mise de misérable hugolien et mon salaire de sans-abri, je n’ai pas la moindre chance de trouver ce qu’il me faut. Je consulte les panneaux indicateurs et je constate que je ne suis pas loin de la Gare Centrale, près de Madison Avenue. Tous ces noms me font rêver… presque autant que le sandwich que j’espère dévorer sous peu. Je déambule sans trop savoir où me rendre mais je finis par trouver un de ces fameux petits commerçants en triporteur, un de ceux qui vendent de ces non moins fameux hot-dogs… Armé de mes pièces et de mon unique billet, je me dirige droit vers lui, près à acheter sa boutique. C’est un grand type un peu maigre, joues creuses, barbe naissante, tatouages sur le bras. Je lui passe ma commande…quel bonheur ! Le type me prépare mon repas en quelques gestes simples et précis, habitué à faire vite.
Je me déleste d’une bonne partie de ma fortune et je m’apprête à rejoindre Central Park, dont je ne suis finalement pas très loin quand, me retenant par la manche, le vendeur me glisse une petite clé dans la main…
Surpris, je regarde la clé sans comprendre et je relève la tête vers le vendeur.
- Agent m’a demandé de vous remettre ceci… fait-il à voix basse.
- Mais ?
- Gare Centrale, casier 123B. Faites vite.
Sans rien ajouter, le type enlève les cales de son triporteur et s’éloigne rapidement. Étonné, je regarde la clé. Elle porte effectivement le code indiqué par l’inconnu.
Agent ne m’a donc pas totalement laissé tomber. Peut-être a-t-il senti ma reconnaissance, tout à l’heure, pour ceux qui m’ont donné quelque argent sans rien attendre en retour et qu’il ne veut pas être en reste lui-même ? Une fois encore, un doux sentiment de reconnaissance m’envahit.
Mais ça ne dure que quelques secondes…
- Bon, tu vas te décider à bouger un peu, oui ou non ? grommelle soudain dans ma tête la voix d’Agent. On ne va pas y passer Thanksgiving non plus !
Sacré Agent…j’ai senti dans son ton que je n’étais pas loin de la réalité. Je me dis alors que je peux peut-être lui faire confiance. Au moins jusqu’à un certain point…
Je demande mon chemin pour Gare Centrale puis m’y rend sans plus tarder.
Mon hot-dog était un peu trop épicé…
Annotations
Versions