Partie I - Déni (1.8)
1.8 - Lise Valriez
[Mardi 8 septembre, 13h35]
Dans chaque école, chaque collège, chaque lycée, chaque faculté même, qu'elle soit d'ici ou de nulle part ailleurs, il faut suivre une organisation hiérarchique très précise. Et l'université de Genève, bien que socialement plus élevée que la moyenne, n'y échappe pourtant pas.
En tant qu'étudiants, nous sommes souvent comparés à une meute de loups. Il se distingue ainsi les alphas, nos meneurs, charismatiques et populaires, très souvent craints de tous - ou du moins la plupart d'entre nous -. Ensuite surviennent les bêtas, les seuls à qui l'on pardonne de remettre en cause l'autorité naturelle des leaders. Le plus gros morceau des étudiants forme le cœur de meute. On y retrouve un peu de tout : des forts, des faibles, des lâches, des invisibles. Et enfin, il y a ceux que tout le monde craint de devenir : les omégas. Les étudiants les plus fragiles, les plus différents, les plus critiqués. Ceux que personne n'estime et qui n'estime en retour personne. Ceux que l'on méprise et dont l'on se moque ouvertement car ils ne correspondent à aucune norme.
J'ai toujours redouté d'appartenir un jour à cette catégorie. C'est pourquoi je suis toujours restée dans l'ombre, invisible, inexistante. Il n'y a que ceux qui ne font rien, qui ne risquent rien.
Je n'ai pas mis longtemps à comprendre que sur ce campus, le pouvoir était dispatché entre deux couples d'alphas : Catalina et Caleb, dont la profonde antinomie physique était comblée par ce même esprit de compétition et de pouvoir qui leur était inné ; et Alexía et Jacob, dont la ressemblance physique, au contraire, aurait pu laisser penser à première vue que ces deux-là étaient, au mieux, demi-frère et sœur, au pire, faux jumeaux.
En écoutant les étudiants parler entre eux, on apprend souvent de nombreuses choses, auxquelles on ne s'attend pas forcément de premier abord. C'est ainsi, qu'en entendant converser des groupes de filles aux casiers ou dans la file d'attente de la cafétéria, j'appris qu’Alexía Perez avait perdu son père très jeune, était d'origine mexicaine et que sa mère tenait à présent une entreprise de prêt-à-porter dans un riche quartier parisien. Son petit ami, Jacob Julio Ferreira, avait également très certainement des origines espagnoles ou portugaises, on ne savait pas trop... En revanche, ce dont on était sûr, c’était que son père était un célèbre pilote de formule 1, plusieurs fois vainqueur de grands prix dont je ne connaissais même pas le nom.
S'intéresser à la vie de Catalina Rayόn était beaucoup plus facile puisque la jeune femme aimait à s'étendre sur ses excellentes conditions de vie. Née à Madrid après que ses grands-parents - colombiens d'origine - aient émigré, elle avait fait ses premières années scolaires dans l'une des plus grandes écoles privées du pays. Son père s'était rapidement illustré dans la bijouterie de luxe, secondé par son épouse, une redoutable femme d'affaires au tempérament très affirmé - tempérament que je lui soupçonne d'avoir inculqué à son unique fille -. Quand à Caleb Hendrick, sa réputation le précédait jusque dans les couloirs de l'université. Etonnant résultat d'un mariage entre un entrepreneur allemand et une riche héritière espagnole d'un impressionnant vignoble, il était promu à reprendre l'entreprise familiale dès la fin de ses études.
Contrairement aux alphas, les commérages se portaient peu sur leurs bêtas mais tout le monde savait - de sources plus ou moins fiables - que Francesca était une amie de longue date de Catalina. Ou au moins, cela n'aurait pas été étonnant.
Alexía était, elle, toujours flanquée d'une certaine Katherine Jones, une fille brune de forte corpulence en permanence habillée de grosses chaînes autour du cou et de cuissardes en cuir noir lorsqu'elle ne revêtait pas l'uniforme du campus.
Le cercle de Caleb semblait le plus influent du groupe avec notamment le petit ami de Francesca, Samuel, mais aussi Estéban, dont la bonne humeur permanente était contagieuse, et Zacharia, celui dont on en savait le moins et qu'on soupçonnait fortement d'être gay sans trop le répéter à voix haute, au risque de s’attirer les foudres du leader.
Une telle diversité pouvait sembler très hétéroclite à première vue, presque instable… et pourtant, il ne valait mieux pas se fier aux apparences : chacun d’eux était prêt à mourir pour l'autre si besoin.
Je détourne mon regard du groupe attablé à la cafétéria et attrape ma carte bleue afin de payer mon repas, sous les grommellements de la caissière qui n'apprécie visiblement pas que la queue à son service ne cesse de s'allonger. J'ignore ses remarques silencieuses, récupère mon sandwich et ma pomme et sors à grands pas de la salle de self, sans manquer un dernier regard en direction du groupe de leaders. Mes yeux croisent ceux de Zach et je détourne précipitamment la tête afin d'échapper à sa surveillance.
-
- Hey ! Comment tu vas ? me demande Amber en m'embrassant sur la joue tandis que je prends place à côté d'elle sur les gradins, ça a été à l'infirmerie ?
- Oui, éludé-je, l'infirmière dit que c'était juste une petite hypoglycémie.
Je regarde les patineurs évoluer sur la piste avec aisance. Une rouquine fait quelques spirales, se préparant visiblement pour un axel qu'elle réussit en beauté.
- Elle se débrouille bien, non ? demande Amber en me jetant quelques coups d'œil pétillants.
Je hoche la tête. C'est vrai que le spectacle est saisissant.
- Jessica patine depuis qu'elle est toute petite. Ces championnats, c'est un rêve de gosse pour elle.
Je souris. La coach, une femme russe au regard sévère, frappe brusquement dans ses mains, interrompant les diverses prestations.
- Parfait, j'espère que vous vous êtes toutes et tous bien échauffés. Je vais vous demander de quitter la piste, nous procéderons par appel pour les sélections. Bien, Taylor commence.
Amber dessine tranquillement, jetant de temps à autre un regard sur la prestation des candidats. Je ne peux détacher mes yeux de la piste, admirant leur grâce, leur souplesse, leur élégance. Chacune des figures qu'ils exécutent est d'une telle prestance, d'une telle précision. Et pourtant, aucun des membres du jury ne semble y être aussi sensible.
- Très bien, vous pouvez disposer mademoiselle, c'était parfait. Jessica ?
Mon cœur fait un arrêt dans ma poitrine. Amber relève la tête. La jeune femme se met en position. Elle connait sa routine par cœur, elle l'a certainement travaillée pendant des heures. La musique démarre et je l'observe tourner et virer sur la glace. Ses figures sont parfaites, élégantes, raffinées. Mais encore une fois, le jury ne bouge pas, stoïque. Lorsque Jessica salue sa fin de parcours, seule la présidente du jury annonce :
- Parfait, merci. Vous pouvez quitter la piste. Au suivant, monsieur Binningen.
Amber referme prestement son cahier pour le fourrer dans son sac. Elle m'attrape la manche.
- Viens !
Nous descendons les marches jusqu'au banc où s'est assise Jessica.
- C'était parfait, la félicite Amber, tu as été fantastique !
La jeune femme retire ses patins d'un geste rageur.
- Il faut croire que non ! Tu as vu la façon dont elle m'a congédié ? « Parfait, merci. Vous pouvez quitter la piste. » Non mais vraiment ? Aucun des membres du jury ne m'a même souri !
- Faut pas te formaliser avec ça, tempère Amber, ils doivent rester objectifs, c'est leur rôle. Je suis sûre que ça leur a plu !
- Quelle bande de...
- Chut chut chut...
Amber vient s'asseoir près de son amie pour la calmer. Je suis secouée d'un étrange malaise. Ça ne va quand même pas recommencer ? plaidé-je silencieusement. Je me sens perdre l'équilibre.
- Euh, commencé-je, je vais aller boire un coup aux toilettes, je reviens, d'accord ?
Amber opine tranquillement. Je sors en titubant de la salle et me dirige en tâtonnant dans le couloir.
Je trouve les toilettes juste à temps. Juste à temps pour sentir mon estomac se contracter violemment et renvoyer le peu de déjeuner que je me suis forcée à avaler. Je frissonne. Zach a raison, je me mens à moi-même. Quelque chose ne va pas, je le sens. Mais il est simplement hors de question que je lui dise quoi que ce soit. Je trouverai bien une solution. Seule. Comme toujours. Et dans l’immédiat, ce qui me ferait le plus grand bien, c’est aller prendre l’air.
-
L'extérieur du complexe est occupé par le va-et-vient permanent des étudiants des différentes sections. J'accueille avec bonheur l'air frais et chargé des odeurs florales des jardins. Le soleil réchauffe mon visage et colore mes joues avec délice. Je marche quelques instants dans les allées, observant les couples étendus sur l'herbe ombragée et les groupes d'amis bavarder gaiement autour de bouquins étalés. Tout semble si parfait... C'en est presque difficile à croire...
Mon regard happe deux silhouettes à l'arrière du complexe. Si la plus petite des deux m'est totalement inconnue, l'autre, de dos, avec ses cheveux sombres bouclés et l'anneau brillant à son arcade sourcilière attire immédiatement mon attention.
- Matt ? appelé-je, étonnée.
Le jeune homme se retourne, comme pris en flagrant délit. Il s'empresse de fourrer un petit sachet blanc dans la poche de sa veste.
- Hey, Liz ! Je ne savais pas que tu venais au complexe !
- Je suis simplement venue voir comment se passaient les sélections d'une amie. Mais, qu'est-ce que tu fais ici ?
- Ça sent le cramé mec, je vais te laisser.
Celui que j'avais d'abord pris pour un autre étudiant, plus petit d'une bonne dizaine de centimètres par rapport à Matthew malgré ses cheveux blonds décolorés hérissés sur sa tête, serre l'épaule du jeune homme avant de s'éloigner, les mains dans les poches de son blouson de cuir noir.
- Un dealer ? m'exclamé-je à voix basse lorsqu'il est hors de portée. Putain Matt à quoi tu joues ?
- S'il te plaît, ne dis rien à Emily.
- Ce n'est pas Emily que tu devrais craindre le plus mais les flics !
- Ne leur dis rien non plus. C'est juste un peu de poudre pour la prochaine soirée. Nate m'en fournit de temps en temps. Je te promets que ce n'est pas méchant ! Et c'est juste une fois.
- La drogue ce n'est JAMAIS qu'une fois et tu le sais.
- Arrête ta parano, je ne suis pas accro ok ? Je te l'ai dit : c'est juste pour la prochaine soirée. Promets-moi que tu ne diras rien ?
Je fais la moue, réfléchis à ce que je pourrais bien lui répondre mais rien ne vient. Alors je me contente de tourner les talons pour repartir en direction de l'entrée du complexe. Matt m'attrape par le poignet afin de me retenir. Merde...
- Liz ?
Je suis frigorifiée. Pourquoi est-ce qu'il a fallu que je tombe sur eux ? Et pourquoi est-ce que je me suis approchée hein ? La putain de bonne idée tiens !
- Je ne dirai rien, marmonné-je entre mes dents, ce n'est de toute évidence pas à moi de te faire la morale. Lâche-moi maintenant, les filles vont se demander où je suis passée.
Matt semble me lâcher à contrecœur. Je me masse le poignet, le cœur encore battant avant de m'éloigner. Dans quelle merde je me suis fourrée ? Je rejoins à grands pas Jessica et Amber à la sortie du complexe.
- Mais où t'étais passée ?! hurle Amber, ça fait presque dix minutes qu'on te cherche partout !
- Je suis désolée, j'avais besoin de prendre un peu l'air. Un malaise...
- Encore ? s'inquiète la jeune femme, tu es sûre que tu ne devrais pas retourner à l'infirmerie ? Juste au cas où...
Je fais un signe de tête.
- Non, c'est bon. Ça va déjà mieux.
Je me tourne vers Jessica afin de tenter un changement de sujet stratégique.
- J'ai trouvé ta prestation magnifique. C'était digne des championnats !
- Au moins une qui sait reconnaître mon talent ! Tu sais ce que ces abrutis du jury m'ont dit ? Que je manquais de style ! Non mais la blague ! Moi ? Manquer de style ? Non mais j'y crois pas ! se lamente-t-elle.
- Mademoiselle Jessica ?
Nous nous retournons toutes d'un même mouvement en direction de la présidente du jury.
- Madame Romanov, s’empresse de saluer la jeune femme.
- Pourrais-je vous parler en privé ?
- Euh oui.
Jessica nous lance un rapide coup d’œil et Amber et moi n’avons pas besoin de plus pour prendre un peu de distance.
- Je tenais à vous féliciter pour votre prestation tout à l'heure. Je dois dire que vous faîtes preuve d'une technique et d'une élégance rares pour votre âge. Vous avez un don, j'en conviens.
- Merci madame.
- Mais votre prestation manquait cruellement d'implication, d'un style propre. J'ai… hum… j’ai une proposition à vous faire. Comme vous le savez, j'entraîne actuellement les championnats régionaux en duo. Un élément aussi prometteur que vous ne devrait pas être mis à l'écart. Vous avez du talent, j'ai l'artistique. L'un de mes patineurs vient de perdre sa partenaire à cause d'une mauvaise chute. J'aimerais que vous fassiez un essai tous les deux, qu'en dîtes-vous ?
Je vois Jessica hésiter.
- Je sais que c'est une décision difficile à prendre. Je vais vous laisser y réfléchir. Les répétitions ont lieu ce soir à vingt heures. J'espère vous y voir.
- Merci Madame.
La russe nous lance un signe de tête avant de s’éloigner, laissant une Jessica hébétée, plantée sur le terrain. Amber s’approche afin de poser une main sur l’épaule de son amie.
- Eh bien tu vois, tout s’arrange !
- Tout s’arrange ? s’étrangle-t-elle, non ! Rien ne s’arrange ! Je n’ai jamais patiné en duo !
- Il faut un début à tout… la console doucement Amber.
Jessica a un bref mouvement d’humeur et se dégage de l’étreinte avant de s’éloigner d’un pas sec, faisant claquer ses talons sur le sol. Un début à tout… Je porte instinctivement la main à mon téléphone portable dans la poche de ma veste. Non, c’est hors de question…
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