Toi

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Il était seul, maintenant. Ce qu'il tenait dans ses bras écorchés devait être ce qu'il restait du corps de l'homme qui venait d'être détruit quelques instants plus tôt. La voix lui ordonna de faire ce qu'il avait à faire, et il s'exécuta. Au petit jour, plus un homme ne respirait dans la plaine. Des milliers de morceaux de chair rougeâtres pétrifiaient l'endroit comme s'il s'agissait d'une immonde statue sanguinolante. Hern pourrait-il encore le regarder sans peur, et l'appeler "fils" ? Penserait-il toujours qu’il avait bien fait, s’il le voyait sur le champ de bataille ?

Hern vivait sans maux ni vices mais maintenant, le sort de beaucoup dépendait de ce qu’il avait fait. En assumerait-il les conséquences jusqu'au bout ?

Ce jour-là, quand Hern revenait du marché de pays, sa femme riait à pleine gorge en le voyant se plaindre de cette blessure qu’il s'était faite au pied. En vieux maladroit qu’il était, il s'était pris la jambe dans un piège à loup qu’il avait lui-même installé. Cette bonne Anne ne le prenait pas en pitié, pourtant. Elle l'aimait tellement, son Hern, que ça lui crevait le cœur de l'aimer.

Elle avait cet esprit des gens d'ici, celui qui respecte, celui qui honore et celui qui se souvient. Il était Hern, paysan, fils de paysan, petit-fils de paysan, et sa famille était au service de Sternheim, de la Maison du même nom, et il l’avait sauvée. Pas aidée, pas sortie d'affaire : sauvée. Parce que quand on sauve quelqu'un, on n'a jamais vraiment terminé.

Il n’aurait jamais fini de lui venir en aide, sans même qu’il ne le sache. C'était pareil pour "lui". Celui qu’Hern vit ce jour-là. Il aurait pu passer son chemin mais, sans savoir pourquoi, il ne l'avait pas fait.

Hern se trouvait en plein milieu de la route, ce jour où il s'est confronté à l'étrange. Accroupi, nu, il observait le sol de toute son attention, il avait l'air d'un animal sauvage. Sa musculature imposante et dessinée contrastait complètement avec l'apparente propreté de sa peau qui n'était couverte d'aucun poil.

Hern ne comprit d'abord pas vraiment ce qu'il regardait. De loin, l'être avait l'air d'un très gros rocher pâle que l'on aurait lâché en plein milieu de la route. Celui-ci semblait étudier minutieusement un objet tombé au sol, comme s'il ignorait son utilité, mais qu'il n'était pas assez curieux pour le toucher de ses propres mains.

L’interpellation du vieux paysan le fit pourtant sortir de sa méditation.

- Alors, qu'est-ce qu'il t'arrive, garçon ? On t'a piqué ta chemise ? demanda Hern en comprenant qu'il s'agissait bien de quelqu'un.

Il ressemblait trait pour trait à un jeune homme, mais il ne se déplaçait ni comme un animal, ni comme un être humain. Lorsqu'il se leva pour voir son interlocuteur de plus près, il sembla se mouvoir vertèbre après vertèbre et chacun de ses os craquait avant même qu'il ne se dresse parfaitement sur ses deux jambes.

- Ta chemise, répondit-il.

Dans sa petite vie rendue bien calme par le seigneur Sternheim qui repoussait sans cesse mercenaires et Ybligans, Hern n'avait jamais eu à se retrouver dans de quelconques ennuis. Mais même sans avoir connu de problèmes, il voyait bien que l'homme qui le fixait en répétant ce que l’on venait de lui dire n'était peut-être pas à approcher de trop près. Pris d'un doute, Hern décida de s'écarter un peu, alors qu'Anne et leur fille Lydie attendaient dans la charrette, intimidés par ce curieux personnage. Hern saisit une des fourrures qui ne s'était pas vendue dans la Lande et la tendit devant lui.

- Eh bien, prends ! Ça te tiendra chaud.

Il le regardait, visiblement une fois de plus sans comprendre ce qu’Hern attendait de lui.

- Chaud, imita-t-il une fois de plus.

- T'as dû te prendre un sacré coup sur la tête, mon gaillard, lui répondit Hern en couvrant ses épaules du large manteau de fourrure qui délivrait enfin tout le monde du malaise provoqué par sa nudité. D'où est-ce que tu sors ?

- D'où est-ce que tu sors ? poursuivit-il.

Légèrement paniquée par la situation, Anne saisit un petit couteau dans le coffre de son mari. L'homme semblait être malade de l'esprit, il ne bougeait que très peu et ne parlait que pour répéter les questions que lui posait Hern. Il fit un pas vers ce dernier et se tint à seulement quelques centimètres de lui.

- Oulà, doucement, qu'est-ce que tu fais ?

- Qu'est-ce que tu fais ? répondit l'homme maintenant habillé.

- Papa ? Tu connais le monsieur ? demanda Lydie.

- Tu connais le monsieur ? répondait l'individu.

Hern ne le connaissait pas.

- Oui, je le connais, Lydie. C’est un garçon qui a fait la guerre.

Il saisit sa main lentement et lui demanda de s’approcher un peu plus. Il continuait de répéter ce qu’Hern lui disait. Hern parvint à le faire s’asseoir dans la charrette et il resta tout aussi calme et impassible. Tout le monde avait peur, mais Hern avait vu ce que la guerre avait fait à son père, autrefois. Il savait comment un esprit pouvait être ratatiné.

Jusqu’au village, le trajet fut un peu long. Hern pensait que les habitants sauraient reconnaître en lui un fils ou un cousin, mais ce ne fut pas le cas. Tout le monde était un peu intrigué par la stature du grand personnage qui ne faisait que répéter ce qu’on lui disait.

- Qu'est-ce que tu vas faire de lui ? demanda Anne. Il a l'air fou. Il ne fait que répeter ce que tout le monde lui dit.

- Je vais pas le laisser non plus, Annette... Prenons-le chez nous ce soir. Demain, nous l'emmènerons chez le seigneur Sternheim. Il saura quoi faire.

Le brave Hern ne se laissait pas intimider par l'homme et n'avait à l'esprit que son devoir : Quelqu'un était dans le besoin, alors il l'aidait. Il n'avait pas réfléchi cent ans à ce qu'il allait faire.

Cependant, il faudrait bien qu'il garde un oeil sur celui qui le fixait si bizarrement. Il l'installa dans le grenier en prenant bien soin de garder l'oeil ouvert. Si il n'avait pas de mal à l'acceuillir chez lui, il ne souhaitait tout de même pas qu'il blesse qui que ce soit chez lui.

Le lendemain, il alla voir l'homme et vit qu'il était déjà réveillé. En fait, il n'avait pas du tout dormi.

- Vous venez déjeûner avec nous ?

- Déjeuner, répétait-il.

- Bon, ça commence à être agaçant, lui répondit Hern. Vous voyez bien que vous faites peur à tout le monde, avec vos enfantillages.

L'homme s'arrêta, comme s'il avait compris qu'on lui faisait une remontrance. Et puis, il descendit prendre le déjeûner aux côtés de la petite famille. Il ne dit pas un mot pendant que tout le monde mangeait. Il absorbait la nourriture en l'aspirant très fort dans sa bouche et en l'avalant tout rond, ce qui terrifiait absolument Anne et amusait la petite Lydie.

- T'es rigolo, toi !

Hern lui saisit un morceau de pain des mains et le trancha en deux avec un couteau.

- Coupe-moi ça, enfin. Allez, regarde.

Il étala un peu de beurre sur le pain, mâcha grossièrement et regarda l'homme dans les yeux pour l'inciter à ne pas tout avaler.

- Comme ça, là, et prends ton temps.

Une petite demi-heure plus tard, Hern chargea sa charrette et dit à l'inconnu de s'asseoir à ses côtés.

- Nous allons chez Sternheim. Tu comprends ? Le seigneur Sternheim, ça te dit quelque chose ?

Pas de réponse.

- Je veux bien essayer de t'aider, garçon, mais si tu ne me dis rien je ne saurais pas quoi lui raconter, moi, à Sternheim.

Lorsque Hern eut finit de raconter son histoire dans la salle des doléances, il ne provoqua pas une forte réaction chez le suzerain et ses conseillers. Après tout, que pouvaient-ils faire pour un homme amnésique, muet et visiblement un peu attardé mentalement ? Ils félicitèrent Hern pour avoir sauvé et nourri l'homme mais ne lui proposèrent rien de plus que de le garder.

- C'est à dire, messieurs... C'est à dire qu'en fait, je ne voudrais pas qu'il arrive quoi que ce soit à ma famille.

- Es-tu entrain de nous dire qu'il est dangereux, Hern ?

- Et bien, je ne sais pas... Je ne peux pas vraiment savoir.

- Alors garde-le un moment chez toi. Nous prendrons soin de t'envoyer quelqu'un d'ici la nouvelle lune pour voir comment a avancé son état.

Sur le retour, Hern rouspeta. Alors comme ça, il fallait attendre que l'homme fiche le bazar pour le surveiller ? Hern était bon, mais pas idiot, il savait ce qui pouvait passer par l'esprit d'un homme qui avait fait la guerre. Si Sternheim avait accepté de le prendre sous sa garde, au moins, il n'aurait causé de tord à personne.

Hern fit s'arrêter les boeufs peu avant la ferme, caressa sa barbe et souffla un bon coup.

- C'est pas contre toi, mais tu ne peux pas rester à la maison toute la journée. Et puisque tu ne t'es pas décidé à parler, il faut que je te surveille. Tu vas venir au pressoir avec nous et tu vas nous aider un peu. Tu comprends ?

Le jeune homme ne bougea pas.

- On va dire que oui. Et des fois que ton nom te reviendrait, je vais pas t'en donner un nouveau. Pour t'appeler, je dirais juste "Toi". D'accord ?

Toujours pas un mouvement de cil. Cependant, lorsqu'Hern sortit de la charette, "Toi" le suivait. Il le suivait toujours, d'ailleurs, comme si il comprenait que c'était important. Au pressoir, tout le monde demanda à Hern qui était le jeune homme qui l'accompagnait.

- Sternheim me l'a confié, disait-il, c'est un blessé de guerre qui n'a plus la tête en place.

- Il est sacrément costaud, ça va nous aider ! disait une femme du village.

Hern ne s'attendait pas à ce que les gens apprécient autant "Toi". Peut-être était-ce parce qu'il avait placé le seigneur dans l'équation, bien qu'il n'ait pas joué un grand rôle. Hern lui apprit à se servir de la manivelle qui permettait de presser le raisin, mais il était un peu lent.

- C'est pas mal, maintenant tu me fais la même chose, mais plus vite, dit-il en lui montrant un mouvement plus soutenu.

C'est alors que Toi saisit violemment la manivelle et la décrocha sans même avoir fait un tour.

- Et ben alors, rit un paysan, on a trop de force ?

Hern ne voyait pas tout à fait comment il était possible de faire ça sans le faire exprès. Il regarda Toi et comprit à son regard qu'il était encore plus à l'ouest que ce qu'il pensait. Il n'avait vraiment aucune idée de comment on faisait tourner une simple manivelle.

- Bon, ce n'est pas grave, on va la refixer et je vais te montrer.

Il fut assez difficile de remettre en place la manivelle de fer que Toi avait décrochée, elle était d'ailleurs un peu tordue à l'endroit où il l'avait prise.

- Regarde bien, lui dit-il, il ne faut pas y aller comme une brute, ton mouvement doit être souple, mais fort. Mais surtout souple. Allez, vas-y.

Après avoir attentivement observé Hern, Toi tourna la manivelle à la perfection, plus vite que la plupart des paysans et sans se fatiguer.

- Et bien, il est surprenant, c'lui là, dit un homme à Hern.

Les jours et les semaines passèrent, et tout le monde aimait le muet qu'on appelait simplement "Toi". Peu à peu, ses exploits s'accumulèrent et devinrent de plus en plus impressionnants. Au pressoir, par exemple, il ne s'arrêta qu'au bout de 29 heures de travail et seulement parce qu'il ne restait plus un gramme de raisin dans l'appareil. Lorsque l'enclos des moutons fut ouvert par une tempête dans la nuit et qu'ils purent s'échapper, Toi les ramena tous dans la matinée. Il pouvait aussi ramasser six tonnes de pommes en une heure et tirer à lui tout seul les troncs d'arbres coupés jusqu'au village.

Lorsqu'Hern lui disait d'arrêter de travailler, il allait passer du temps avec Lydie, qui lui demandait de la faire tourner dans le ciel. Toi s'éxecutait à chaque fois et, sans qu'il ne comprenne quel intérêt cela pouvait avoir, il se sentait récompensé par les rires de la petite fille. Anne avait elle aussi commencé à aimer le jeune homme comme si c'était un autre de leurs enfants.

Hern commençait à se montrer méfiant devant Toi. Il avait déjà entendu parler de ces hommes forts qui se donnaient en spectacle, à l'Ouest, ces colosses qui pouvaient soulever des vaches et des veaux. Cependant, s'il était plutôt musclé, Toi n'avait rien d'une montagne. Peut-être avait-il suivi un entraînement extraordinaire ? Celui-là même que subissait l'élite des soldats de Sardag, par exemple. Hern, qui avait été le premier à ne pas vouloir le laisser mourir émettait à présent quelques doutes.

Il interdisit Lydie d'approcher l'homme, ce qui ne plut à aucun des deux concernés. Toi faisait le travail de plusieurs hommes et pourtant, il n'avait plus le droit de dormir à l'intérieur, de jouer ou même de s'éloigner hors de la vue d'Hern.

Lorsque les villageois le virent, beaucoup furent indignés.

- Hé, Toi ! Viens chez moi, au moins tu seras tranquille, disait l'un.

- Il t'exploite, ce Hern, viens plutôt à la maison, disait un autre.

Hern réagissait toujours de la même façon.

- C'est à moi qu'il a été confiés, bande d'imprudents ! Vous ne voyez pas qu'il est... particulier ? Vous ne seriez pas capables de garder un oeil sur lui.

Souvent, les villageois donnaient des pièces à Toi pour le remercier de son travail ou lui apportaient des pâtisseries. Hern, au contraire, continuait d'être dur avec lui, et certains hommes du village commençaient à être de son avis.

Toi pouvait tirer les charrettes destinées aux boeufs et escalader des parois pratiquement verticales, s'il le voulait. Les plus sages devinrent évidemment inquiets, eux aussi.

Et un matin d'hiver, alors que Toi n'avait rien fait d'autre que de se soumettre à ses ordres et ses instructions, Hern culpabilisa. Lors du déjeûner, Hern lui donna un peu de lard.

- Merci, répondit-il.

- Mais de rien, Toi. Tu as bien trav-

La famille n'en revenait pas.

- Tu... Tu parles ? demanda Lydie

- J'ai entendu les mots dans votre bouche, je les ai remis en ordre et j'en ai fait des réponses.

- Ben mon vieux... continua Hern en se frottant la tête. Tu nous embouches un coin. T'arrives à comprendre ce qu'on te dit et à parler.

- Pas toujours. Mais j'ai compris comment ça marchait.

- Ben alors maintenant que tu causes... Tu peux peut-être enfin nous dire d'où tu viens.

- Non, Hern. Je ne peux pas. Je ne m'en souviens pas.

- La dernière chose dont tu puisses te rappeler, Toi, qu'est-ce que c'est ? demanda Anne.

- Je suis dans la forêt. Je suis nu. Je trébuche, mais je me met à avancer. J'arrive sur la route et je vois un petit insecte au sol. Je m'accroupis pour le regarder de plus près. Pour la suite, vous étiez là tout le temps.

- C'est vraiment dingue, comme histoire, dit la petite Lydie. T'es un vrai nésique !

- Un amnésique, la corrigea Anne.

- Bon, il y a plus qu'à espérer que ça te revienne. Maintenant que t'as retrouvé ta langue, ça nous donne déjà un peu d'espoir.

Hern alla chercher une bouteille sous l'armoire pour fêter l'évènement et servit un verre à tout le monde, même à Lydie, qui put boire une petite lichette de la liqueur.

- Mais j'y pense. Je t'ai pas demandé ton nom ! Tu te souviens de comment tu t'appelles ?

- Je suis Toi.

Les doutes, même ceux des plus sages, se dissipèrent. Maintenant que Toi parlait, les habitants pouvaient enfin mieux le comprendre, et il n'était étonamment pas si étrange que ça. Il rendait toujours service et souriait quand on lui apportait de la tarte. Même si c'était rare, il lui arrivait aussi de rire. Quand il se mettait à surpasser les limites humaines, cependant, tout le monde se souvenait que Toi n'était pas comme les autres et qu'il y avait quelque chose de monstrueux, profondément enfoui en lui. Il marcha par erreur sur un clou rouillé, un jour, ce qui lui transperça le pied. Il le retira comme si de rien n'était, sans même broncher ou avoir l'air de souffrir. Aussi, sans même s'en rendre compte, les villageois lui demandèrent de moins en moins de choses. Ils préféraient garder en eux l'image d'un Toi ordinaire plutôt que d'une chose d'un autre monde.

- Et, Toi, tu me fais voler dans les airs ?

- Pas trop, Lydie, imagine si tu tombes.

- Je sais que si c'est toi qui le fais, je tomberais jamais.

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