15
Le train Ter n°58 336 en direction de Mâcon-ville arrive à destination... Nous y voilà ! Je vais enfin revoir Eva en chair et en os. Entendre sa voix. La toucher. Je la vois déjà ! Elle m'attend sur le quai, vêtue d'un bonnet de laine noire orné d'un pompon de fourrure blanche. Son écharpe, d'une couleur semblable à ses pommettes rosées dont le froid altère le blanc initial, dissimule sa bouche. Son manteau noir imitation fourrure, dont l'ouverture sur le haut laisse apparaître un pull blanc à col rond, descend jusqu'aux genoux. Même habillée chaudement je la trouve belle. Je descends du train noyé dans une foule compacte qu'elle scrute avec vigilance. Je lui fais un signe de la main. Ça y est ! Elle m'a repéré de ses yeux luisants comme deux diamants incrustés dans son visage poupon. Je l'approche d'un pas vif. Son hésitation est palpable. Elle veut sûrement m'embrasser, mais doit redouter ma réaction. Je place mes mains sur ses joues glacées, puis pose mes lèvres entrouvertes sur les siennes. Sa langue, faussement innocente, se glisse dans la brêche. Son baiser est aussi chaud qu'est froid le vent effleurant par à-coups nos visages concentrés. Une bourrasque momentanée nous invite à abréger ces délicieuses retrouvailles. Nous nous prenons dans nos bras. Sa bouche effleure le creux de mon oreille.
— Bonne année ! murmure-t-elle avec énergie.
Ça fait plaisir de se mettre au chaud ! Nous profitons de l'absence des parents d'Eva pour grignoter dans leur appartement. Très sympathique au demeurant. Mais qui serait encore plus agréable s'il n'était pas si faiblement éclairé par ce sombre ciel hivernal. Eva est d'ailleurs contrainte, alors qu'il n'est que quatre heures, d'allumer la lumière. Je l'accompagne dans la cuisine, suit sa recommandation de me mettre à table. Elle me propose à boire. La météo ne me donne pas soif. J'opte néanmoins, par gourmandise, pour un Orangina. Pendant qu'elle cherche les gâteaux dans un placard du salon, je sirote ma boisson, calmement, concentré sur une photo fixée sur le frigo par deux aimants. Il s'agit sans doute d'Eva petite. Je reconnais son regard pétillant et sa peau neigeuse. Elle était fine à l'époque. Aujourd'hui c'est une femme. Une ado du moins, vu qu'elle va sur ses quatorze ans, comme moi. Mais de mon point de vue c'est une femme. Une femme avec qui j'aimerais enfin devenir homme. Et pourquoi pas aujourd'hui ? Soyons fous... Nous sommes seuls, je pourrais trouver un prétexte pour l'accompagner dans sa chambre, puis l'embrasser, la toucher. Puis le reste. En plus j'ai le préservatif reçu en cours d'éducation sexuelle. Tiens ! La voilà avec ses gâteaux.
— Vas-y sers-toi. Mais on pourra pas s'éterniser, mon père rentre du travail dans trois quarts d'heure.
Mouais... Du coup ce ne sera pas pour aujourd'hui.
— Tu m'accompagnes jusqu'à la gare pour le retour ?
— Bien sûr Dany.
J'ai passé une bonne après-midi avec Eva. On a marché de la gare jusqu'au centre commercial. Elle m'a traîné dans divers endroits de Mâcon, notamment dans un parc proche de la Saône où elle aime squatter avec ses copines. Nous avons pas mal discuté. De tout et de rien. Ça nous aidait à oublier le froid. Cette fille est la seule personne avec qui les bavardages futiles me sont supportables, voire même appréciables. Et c'est particulièrement en cela qu'elle est unique. En cette fin de journée, je me sens encore plus proche d'elle que je ne l'étais l'été dernier. Ce regain de proximité s'est concrétisé tout à l'heure, en bord de Saône, lorsque pour la réchauffer je l'ai prise dans mes bras pendant plusieurs minutes. Seuls mes bras remuaient quelque peu, jusqu'à ce que, par mégarde, ma main se pose sur ses fesses, sans réaction de sa part. Elle a peut-être approuvé le geste dans un silence pudique. Elle m'a juste dit Je t'aime.
— À quoi tu penses Dany ?
— À rien...
Ses yeux sentent l'amour. Une fusion de tendresse et de passion. Sa façon de croquer son Savane lui donne une certaine malice. Finalement, il peut s'en passer des choses en quarante-cinq minutes. Je me demande comment elle réagirais si je la posais sur la table et lui arrachais ses habits comme une brute. Ou en mode calme, si je la poussais sereinement contre le frigo. Merde ! Je bande. C'est pénible, elle pourrait s'en rendre compte. Ça sonne. Elle va répondre. Il s'agit apparemment d'une de ses copines. Elle l'invite à se joindre à notre goûter.
— Dany, je te présente Astrid, ma meilleure amie.
— Salut...
J'ai essayé de rendre ce salut enthousiaste, mais je doute d'y être parvenu. Elle est moche, avec ses cheveux blonds et courts, ses lunettes rondes et épaisses, puis ses fines épaules et son gros cul donnant à son corps flasque l'apparence de la bouteille d'Orangina que je m'empresse de finir pour estomper le malaise.
S'ensuit une discussion entre les deux copines. C'est d'un chiant. Elles parlent de cours. De leur DM d'espagnol plus précisément. Je les écoute parler, sans dire un mot, en pensant à ma journée avec Eva, nos promenades, nos petites discussions, nos étreintes.
— Je vais devoir te laisser, je dois accompagner Dany jusqu'à la gare, dit Eva.
Enfin... Tout le monde se lève, quitte l'appartement, puis la pote à Eva nous salue sur le pas de la porte. Je me retrouve avec ma copine, côte à côte, le bras sur ses épaules, en marche vers la gare, bravant le vent glacé. Marcher dans le froid ne m'a jamais été aussi agréable. L'arrivée à la gare me réchauffe mais m'attriste car elle marque la fin de cette journée avec Eva. Mais je sais que je la reverrai, que nos prochaines rencontres nous rapprocheront encore...
Annotations