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    — Tu rentres pas trop tard Dany ! Minuit pas plus.

    — C'est bon Maman je peux rentrer quand je veux! Ça craint rien je reste dans le quartier... puis c'est encore les vacances...

    — On s'en fout que tu restes dans le quartier ou pas, on te dit de rentrer à minuit tu rentres à minuit, point barre ! Puis n'oublie pas que c'est ta dernière sortie avant nouvel ordre ! Va falloir travailler cette année, tu vas pas redoubler ta quatrième une deuxième fois !

    Toujours le père qui la ramène ! Inutile d'insister, de toute manière ils n'iront pas me chercher, je rentrerai alors quand j'en aurai envie et ils seront sûrement déjà endormis. Je fais vite un détour par le jardin, m'empresse d'attraper le pack de bières caché derrière les lauriers et c'est parti ! En route chez Roubine pour fêter ses quatorze ans.

    J'approche du portail à grands pas. La musique s'entend déjà malgré la porte de garage baissée. Ça ressemble à du rap. Oui j'ai reconnu la voix pincée d'Eminem. Ça donne le ton. Je tenterai quant même d'imposer un petit Nirvana dans la soirée.

    Le jour s'efface. Voilà près d'une heure que je suis arrivé. Finalement nous sommes six. Ludo, Vincent, Charlène, Eva, Roubine bien sûr, et moi-même. Mes potes ont tout fait pour ramener quelques filles. Sans succès. Ils n'ont trouvé que Charlène, la sœur de Roubine qui a insisté pour être de la partie. Roubine ne la voulait pas parmi nous, elle n'a que douze ans. Mais il n'a pas eu le choix, sinon ses parents interdisaient la fête. C'est d'ailleurs la seule à danser et encourager les autres à en faire autant. Mais elle se lasse vite et repart s'asseoir auprès du groupe. Tout compte fait, cet anniversaire n'est qu'une soirée banale, hormis la musique, les bonbons et l'alcool englouti en plus grande quantité que d'habitude.

    23h07. Septième bière. Ou huitième. Plus quelques cigarettes puis un bon joint dont je me délecte à l'instant, pendant que mes acolytes sautillent au son d'une musique techno. Seule Eva reste près de moi, la tête posée sur mon épaule, endormie. En fait non, elle ferme les yeux mais bouge encore. Elle est juste défoncée par manque d'habitude de consommer du cannabis. C'est quoi ce bruit ? On dirait que ça tape à la porte. Difficile à confirmer avec la musique... J'avais raison. La porte s'ouvre. C'est le père à Roubine qui souhaite vérifier si tout se passe bien.

    — Ça va les enfants ? Arthur baisse la musique s'il te plaît.

    Un oui sans éclat sort de nos bouches.

    — C'est quoi cette odeur

    — C'est... c'est Eva qui a dû fumer...

    Roubine, mal à l'aise, fait porter le chapeau à la seule qui n'est pas mentalement avec nous.

    — Ouais ouais... Fais attention à tes fréquentations... Sur ce, bonne soirée les jeunes !

    Juste après le départ du père, Roubine m'interpelle...

    — Putain Dany, je t'ai dit de fumer dehors !

    — C'est bon y a pas de malaise, tu t'en ai bien sorti... Allez c'est reparti ! Mais cette fois c'est moi qui choisis la musique...

    Je lance le disque. Ça va les réveiller. Rage Against The Machine. Je l'ai emprunté à la médiathèque. La pochette m'a interpellé, avec cette image en noir et blanc d'un moine enflammé. Je passe directement au second titre, le plus connu, et en avant sur la piste ! Cette fois je suis le seul à danser. Je fais le fou dans l'hilarité générale. Même Eva sort de son apathie et rit aux éclats. Puis tout le monde me rejoint. Un rien nous amuse...

    Eva et moi avons bien dansé. Maintenant nous nous dirigeons vers le jardin, titubants, les bras enlacés. Elle s'accroche à mes épaules. M'embrasse laborieusement. Sa bouche, d'où se dégage une haleine souillée par l'herbe et l'alcool, se centre mal à la mienne. Ça entrave mon excitation sans l'anéantir. Je sens venir le grand soir, il m'en faudra donc plus que ça pour m'arrêter. Néanmoins j'ai le sentiment qu'elle peut s'endormir à tout instant. Ses yeux ternes de vache, d'habitude pétillants, sont presque fermés. Vacillante, elle s'effondre dans mes bras qui du coup supportent son poids mort. Merde ! La voilà endormie. Je la lâche progressivement, avec tact, jusqu'à ce qu'elle finisse affalée sur l'herbe, entre deux arbres. Quelle plaie ! Elle était prête à coucher ! Exaspéré, j'abandonne un coup de pied sur ses fesses. Le choc était contenu mais assez fort pour générer une légère secousse. Elle ne bronche pas, toujours murée dans son sommeil.

    J'analyse la situation. Le corps d'Eva, inerte, s'étend devant moi. Nous sommes au fond du jardin avec la nuit pour seul témoin. Son apathie semble vouée à persister. Mon frère a déjà parlé de son pote qui s'était assoupi au milieu d'une soirée de vingt personnes surexcitées. Son sommeil avait duré quatre heures malgré des tapes dans le dos et des petites secousses sur sa tête. Je regarde ma copine attentivement. Elle dort allongée sur le côté, négligemment, le bras servant d'oreiller. Je suis seul face à elle, avec pour seule compagnie la nuit silencieuse, du moins presque silencieuse, de par ses insectes cachés par l'obscurité, tapis dans des monticules fleuris, nourrissant la nuit de leurs sifflement aussi vicieux que la langue chevrotante d'une vipère.

    Et si... Non quand même pas ! L'impensable me vient à l'esprit. Après tout, d'évidentes intentions l'animaient. Elle ne m'a pas suivi jusque-là pour rien. Ce qui était faisable le reste dans son sommeil. Son envie ne disparaît pas juste parce que les paupières se baissent. Mes mains parcourent son visage chaud. Un ronronnement faible et régulier sort de ses narines. Je sillonne son cou de deux doigts, gardant un œil fixe sur ses paupières. Je place ma paume sur le haut de sa poitrine. Le ronronnement s'arrête net. Malaise ! Je retire vite ma main. Elle émet des mots confus, certainement issus d'un rêve, et se remet à ronronner de plus belle. Ouf !

    Je pourrais prolonger mes caresses. Toucher son corps dans son entièreté. En découvrir toutes les courbes. Et tout arracher. Le maillot, le soutif et le reste, en haut comme en bas. Tout. J'ai son corps comme jouet. Ce serait merveilleux... Indigne mais merveilleux. Quoique pas si indigne que ça. Après tout, elle m'a donné son consentement, du moins elle me l'a laissé comprendre. Elle était prête à me dévoiler ce corps qui m'obsède. De plus, elle n'en saura rien, protégée par un lourd sommeil agissant comme un film protecteur entre sa conscience et moi. Mes actes ne parasiteront jamais sa mémoire, c'est comme si je lui empruntais son corps et le lui rendais intact.

    Je contemple Eva, allongée dans ce jardin obscur faiblement éclairé par un croissant de lune, dormant près d'un arbre. Je l'imagine nue. Je ne lui ferai rien, mais j'ai conscience que si je le voulais, je jouerais avec son corps inerte.

    Car si je pousse la réflexion, nous sommes en ce moment dans la même situation que deux êtres seuls dans la nature, isolés sur une île déserte, inconscients du monde pouvant exister par-delà les eaux qui les entourent. Si j'avais un pouvoir absolu sur cette personne, que ferais-je d'elle ? Et même si, de surcroît, je vivais en bonne harmonie avec elle sur ce bout de paradis, sans aucune raison de lutter, voudrais-je prolonger cette paix pour l'éternité ? Je pense que notre cerveau humain nous empêche de nous contenter d'une paix certes douce mais ennuyeuse. Nous sommes voués à nous laisser tenter par le chaos, quitte à payer le prix de la mort. Car aucun être de conscience, sur cette Terre, n'aurait la volonté de vivre en paix, une paix qui exige le lourd tribut de l'ennui éternel. Aucun sacrifice d'enfant ne serait nécessaire. Ni même la moindre effusion de sang. Il suffirait d'apprivoiser l'ennui pour se créer un paradis. Nous ne préférons pas jouir temporairement en semant le chaos dans notre merveilleux habitat, plutôt que de nous ennuyer éternellement dans la tranquillité. Car une préférence implique deux options, or nous ne sommes programmés que pour une. Et c'est au moment où l'autre s'insinue dans nos rêves que tout va mal dans nos esprits.

    Eva dort toujours. Quelqu'un vient d'ouvrir la petite porte du garage menant au jardin, les bruits de la fête parviennent jusqu'à moi. La fête, une belle invention, sans elle on s'ennuierait...

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