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Avec Clotilde on s'arrête régulièrement vers Joe, pour prendre un peu de nouvelles, discuter... Il squatte vers un distributeur de billets place du Promenoir. Je lui ai demandé plusieurs fois d'où il tenait ce qu'il sait sur moi. À chaque fois il fait la sourde oreille, change de sujet. Il m'a forcément connu dans mon enfance, et je ne vois pas ce qui l'empêche de me répondre.
Le personnage m'intrigue par ses mystères, mais aussi par son calme. Un calme naturel, authentique. Quand il raconte une anecdote, sa voix douce et fluide m'apaise comme le clapotis d'un ruisseau. Et ce malgré une vie loin d'être toujours un fleuve tranquille, j'ai même envie de lui demander comment il parvient, malgré ses souffrances, à rester zen...
— Comment tu fais pour rester si calme avec la vie que tu mènes ?
Il m'envoie un sourire tiré jusqu'aux oreilles pendant dix bonnes secondes. Papa me souriait avec la même expression dans les yeux, un genre de tendresse malicieuse, quand j'étais enfant.
— La sagesse mon garçon. La sagesse... Plus jeune j'ai fait de la philo. J'ai réfléchi sur l'Homme, la vie... Quand tu regardes le monde dans sa globalité, comme le ferait un explorateur sur une tribu épargnée par la civilisation, tu relativises tes petits malheurs.
Vivre dans la rue, un petit malheur... ! Clotilde, assise dos au mur, écoute attentivement pendant que Corinne s'endort dans ses bras.
— T'as fait de la philo ? C'est cool, c'est ce que j'aimerais faire après le bac !
Je savais que Clotilde la ramènerait en entendant parler de philo.
— Et oui ma douce... Mes parents voulaient que je fasse des études plus sérieuses, comme mes frères, afin que je prenne une belle place dans la société. Mais j'étais comme vous, soucieux du monde qui m'entoure et de ses injustices. J'ai alors refusé de m'intégrer à une société qui piétine mes valeurs. Pour marquer ce refus d'une façon radicale, après une violente dispute avec mes parents et un de mes frangins, j'ai décidé de me faire tatouer le front. C'était un moyen de ne jamais rentrer dans le rang, et ça a marché. Difficile de travailler dans la banque, l'assurance, la politique avec un tatouage sur la gueule. Je m'étais immunisé. Peu de temps après j'ai décidé de faire une fac de philo, un domaine où on apprend pour se cultiver, pas pour se remplir les fouilles.
— Mes parents non plus veulent pas que j'aille en philo, mais j'irais pas jusqu'à me tatouer le front comme toi. J'aurais pas ce courage...
— Je sais pas si on peut parler de courage. Plutôt d'une rage profonde qui ne pouvait que s'exprimer tôt ou tard. J'ai réfléchi longtemps avant de me faire ce tatouage, mais aujourd'hui je ne regrette rien. Dans la rue, assis sur un trottoir durant de longues heures, j'ai assimilé une leçon qu'aucune école ne vous apprendra jamais, pas même la fac de philo. Cette leçon c'est l'ennui. Les clochards comme moi ça dort peu, ça passe beaucoup de temps seul, ça regarde le monde tourner sans eux, du coup l'ennui s'est souvent imposé dans mon existence. Et je l'ai apprivoisé. Je l'ai accepté. En voyant des passants indifférents et pressés, des voitures se faire klaxonner quand elles traînent trop au feu vert, j'ai contemplé la misère des gens. Une misère pas financière mais morale. J'ai pas leur confort, j'ai pas leur pouvoir d'achat, mon apparence fait moins propre, mais je dispose d'un bien précieux en plus grande quantité : la liberté. Aucun chef me gueule dessus, je subis pas les embouteillages, ainsi je suis plus serein, traversé par moins de tension. J'ai ressenti leurs mauvaises ondes, les énergies négatives, j'ai toujours trouvé quelque chose de malsain dans ces foules qui arpentent les rues, les bus de sept heures du matin sont pleins de regards sordides, comme s'ils conduisaient le peuple à l’abattoir. Ils ont un drôle d'air, l'air tourmenté d'une belle personne qui doit sa beauté à quelque chose de très laid, ignoble, terrifiant. C'est comme ça que je me rassure, en voyant leurs inconvénients, ça me permet de voir le positif dans ma situation, même si ma vie n'a rien d'enviable. Cela dit c'est plus facile pour moi, je suis un privilégié dans ma misère, j'appartiens à l'élite des clochards. Beaucoup de mes camarades ont sombré dans la came, l'autodestruction, la folie, avant que la mort vienne enfin tuer leur douleur. C'est la misère qui les a détruits, mais pas que... L'ennui a aussi joué un grand rôle dans leur déchéance. Moi, grâce aux livres, grâce à Platon, Spinoza et les autres, j'ai accepté l'ennui et de fait annihilé la haine qui vivait en moi, puis résisté aux sirènes de la drogue, de l'alcool et de la dépression...
C'est dans ces moments-là que je me trouve bien loti. Même Clotilde ne trouve rien à redire, je ne perçois que son dégoût. Et Corinne s'endort, bercée par les bras nus de Clotilde. Je l'ai rarement vu aussi sereine, elle supporte mieux la présence féminine. Elle m'a déjà parlé de ses rapports compliqués avec le sexe opposé. Les garçons, pour la plupart, la trouvent laide. Seule une poignée de sales types s'intéresse à elle, avec des idées tordues en tête.
— Bon, les enfants, je vous chasse pas mais je dois aller faire un peu de courses avec mes maigres économies.. Tout le monde se lève. Joe s'en va vers une épicerie pendant que Corinne, Clotilde et moi partons vers la vogue à deux pas d'ici, profiter des dernières heures du dernier jour des vacances de Pâques.
Clotilde s'acharne à remonter une peluche à l'aide d'une pince. À chaque fois qu'elle croit y parvenir, la petite panthère rose se faufile entre les griffes. Ça amuse Corinne. Elle ne rit comme ça qu'en présence d'une fille, d'autant plus quand il s'agit de Clotilde. Les garçons la terrorisent. Le terme est peut-être exagéré, mais quand elle me parle de mecs, je sens en elle une répulsion. Elle les trouve trop durs, ce qu'elle entend de leurs conversations lui retourne le cœur. Des blagues salaces, de la compétition, une bestialité affichée avec un naturel glaçant quand ils expriment leurs envies, un étalage d'attitudes repoussantes pour son âme de jeune fille restée fleur bleue.
Mais le plus pénible pour elle, là-dedans, est le manque d'attention de leur part. Une contradiction en apparence, quoiqu'à bien y regarder, une logique émerge de tout ça. Elle rêve d'attirer les regards, mais craint le vice à peine dissimulé derrière les sourires carnassiers des petits mâles quand ils posent leurs yeux sur une fille. Elle veut juste se sentir belle, recevoir des mots d'amour, reposer sa tête sur la poitrine dure et anguleuse d'un garçon bienveillant.
Tout à l'heure c'est sur une poitrine absolument pas masculine qu'elle se reposait. Je la regardais dormir comme un bébé dans les bras de Clotilde, elle était touchante avec sa bouche entrouverte. J'avais rarement vu autant de tranquillité sur son visage...
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