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    — J'ai plus faim !

    — Si tu traînais pas au lit tu prendrais ton petit déjeuner plus tôt ! Et t'aurais faim à midi...

    — Je sais...

   — Je te connais Dany. Tu dis toujours que tu sais ! Mais tu continues de te lever à point d'heure alors que je t'ai déjà recommandé de te lever plus tôt. C'est ton père qui t'a laissé trop de liberté... Moi toute ma vie je me suis levée à six heures, même le dimanche, même aujourd'hui à la retraite.

    C'est toujours agréable de manger chez Mamie Louise, malgré sa petite morale. Même quand la faim n'est pas au rendez-vous. Ses haricots verts, tendres et épais, cultivés dans le jardin, fondent au contact du palais et ont bien meilleur goût que les filasses surgelées de chez mes parents. Cette après-midi je dois l'aider à préparer je ne sais quoi pour son association. Des panneaux je crois, avec des collages, qui lui serviront de support quand elle présentera son association dans un lycée. Elle s'est toujours impliquée dans ce genre de projet. La solidarité fait partie de ses valeurs fondamentales. Elle fait du bénévolat pour les orphelins du Togo. J'ai vu une brochure hier sur la table du salon, avec la bonne sœur entourée d'enfants noirs et souriants en couverture. Je l'entends dans le couloir cracher d'une toux sèche ses vieux poumons malmenés dans sa vie de labeur. Elle travaillait dans le textile. Les poussières de coton traversaient ses bronches, et la voilà aujourd'hui atteinte de maux respiratoires, sans que ses lèvres n'aient effleuré la moindre cigarette. C'est triste. La volonté divine, dirait Mamie. Je dois vite l'aider à faire la vaisselle avant de l'accompagner pour sa séance de collage.


       C'est fait ! J'ai maintenant quartier libre. Je vais monter sur la place du village, dans l'espoir de croiser quelques connaissances. Sinon j'irai me poser au bistrot, dépenser les quelques pièces restantes de mon sachet de quinze euros reçu pour Noël.

    J'aperçois devant l'église un groupe d'adolescents. Ils squattent un banc scellé dans le sol recouvert de gravier ocre. Certains sont venus en scooter. Je n'en connais aucun. Leurs chaussettes remontent sur leurs joggings de marque. Une casquette recouvre presque chaque tête. Ils fument des joints ou des roulées. Quelques crachats ponctuent leur discussion entre deux lattes. Ils n'ont pas l'air bien méchants, derrière leurs allures de petits blancs imitation banlieusard.

    Je rentre dans le bar, prends place à une table de bois souillée de deux anneaux pourpres au diamètre d'un pied de verre à vin. Un écran suspendu près du plafond diffuse une course de Vincennes. La fumée qui remplit le lieu rustique sollicite mon besoin de nicotine. Je m'en allume une devant le barman prêt à recevoir ma commande. J'opte pour un coca. La vieille aux cheveux courts, sans doute la femme du patron, plantée derrière le comptoir, face à un client plongé dans son Paris Turf, me sonde comme si l'envie de me parler la démangeait.

    — C'est mauvais le coca gamin !

    Effectivement... Et le barman de lui répondre...

   — On t'a demandé quelque chose Gigi ? Faut toujours qu'elle la ramène celle-là, c'est plus fort qu'elle. Une vraie cancanière !

   — Bah je dis ce que je pense, c'est tout ! Quand je vois des mômes se foutre ces saloperies amerloques dans la gueule, ça me titille, voilà ! La génération d'obèses qu'on va se taper !

    Un client lui répond...

    — T'énerve pas Gigi, sers-toi un canon ça te fera du bien !

    Et un autre, devant une assistance hilare, rétorque...

    — T'es fou ! Déjà qu'à jeun elle cause comme quatre, si tu la fais boire plus personne pourra l'arrêter !

    — Toi ta gueule ! On va encore entendre ta dame gueuler dans tout le village, quand tu vas rentrer en puant le pinard !!

    La clientèle s'esclaffe d'un rire franc et gras, pendant que Gigi actionne nerveusement la pompe Heineken. Des types bedonnants, chemise à moitié ouverte, mocassins aux pieds, accoudés au comptoir comme s'ils faisaient partie du meuble, sirotent des verres de rouge comme j'avale mon bol de lait matinal. D'autres, plus jeunes, portent des survêtements ou des maillots de foot. Un petit homme dans la cinquantaine, blouson de cuir trop large et maillot Johnny Hallyday, les cheveux gras, l'œil terne, les paupières basses, enquille son pastis d'une main tremblante et gratte à l'aveuglette son nez couperosé.

    Je bois mon coca par petites gorgées, pour faire durer le plaisir et tuer un peu d'ennui à cette table. Voilà trois semaines que je suis célibataire. C'est Agathe qui a rompu. Elle me l'a annoncé un vendredi après les cours, la voix éplorée, puis s'en est allée d'un pas vif, incapable de contenir ses premières larmes. Une situation inévitable, qui devait arriver tôt ou tard. Elle laisse un vide dans ma vie. Mais je ne laisse pas la tristesse me submerger. C'est trop lourd à porter, la tristesse. Ce type en blouson de cuir qui se ressert un pastis est pourri par la tristesse. C'est flagrant. Lisible dans ses yeux sans expression, qui s'éclairent d'une lueur fade et éphémère quand l'alcool réchauffe son gosier. Visible aussi dans sa démarche bourrue, sa grosse tête rentrée dans ses épaules étroites, comme si un boulet de tristesse tirait son cou de l'intérieur. Et c'est parce qu'il est triste qu'il laisse l'alcool remplir son vide, qu'il cherche un semblant de chaleur dans l'ambiance animée d'un bar, dernière bulle de vie dans la morosité de sa campagne.

    Un gars de mon âge passe devant la porte vitrée du bistrot. C'est Ludo. Le Ludo d'ici, rien à voir avec celui de mon quartier. Je le connais depuis petit, on jouait ensemble dans le jardin de Mamie. Je termine ma boisson d'une traite, paye ma conso et sors le rejoindre. Il me reconnaît à la seconde.

    — Ah ! Dany ! Ça fait longtemps !

    — Ben oui on te voit plus sur Villefranche.

   — C'est normal ! Toute la semaine je suis en internat à Thizy. Et j'ai plus le droit de conduire un scooter depuis mon accident.

    — Tu le vois encore Maxence ?

    — Oui. Il est toujours du village. En ce moment il profite des vacances pour aller skier. Viens ! On va voir mes potes là-bas !

    Je le suis vers le banc de tout à l'heure, avec les mêmes types. Il me présente. J'écoute les conversations. Je m'entends bien avec l'un d'entre eux. Ils parlent de filles et de voitures. Feuillettent les pages glacées de leur revue Boost Tuning. Commentent les belles mécaniques qu'ils ne conduiront jamais, présentées par des femmes dénudées qu'ils ne toucheront jamais. Toujours les mêmes sujets, ici comme ailleurs. Le chef de la bande insère un disque d'IAM dans le lecteur CD. Un petit vieux observe la scène d'un banc voisin avec son béret noir sur la tête, le menton posé sur ses mains tenant une canne entre ses jambes, et réagit d'un œil amusé à cette musique de jeunes


      L'après-midi suit son cours. Je reconnais le type au blouson de cuir qui quitte le bistrot, l'air perdu, la démarche chancelante, comme s'il voulait danser. Après trois tours sur lui-même, il retrouve son vélo garé le long du mur, l'enjambe péniblement et entame un début de trajet vite interrompu. Le petit gars vient de heurter un poteau, recule, se décale pour éviter le poteau mais frôle le mur avec son genou. Il s'arrête, lance un cri d'agacement et bafouille des propos incohérents. Toute la bande se rend compte de la scène pathétique puis rit aux éclats. Les moqueries fusent. Eh ! L'alcoolo ! Regarde devant toi ! T'as pas honte ivrogne ! Le type descend du vélo, incapable de le conduire, marche en poussant le guidon, puis leur adresse un bras d'honneur reçu par des rires intensifiés.

     Le ciel bleu s'assombrit. La nuit renaît. Mamie doit m'attendre pour le dîner. Je salue tout le monde en même temps. Mon départ se fait à peine remarquer. De retour chez Mamie, je constate son absence et l'appelle, sans réponse. Je la cherche. Elle n'est ni dans le jardin, ni aux toilettes, ni dans la buanderie. Je monte à l'étage. Le vieil escalier de bois grince malgré mes pas feutrés. Je foule le couloir sombre, faiblement éclairé par la seule porte entrouverte, celle de sa chambre. Je l'ouvre délicatement, jette un œil circulaire sur la pièce austère. Cet endroit m'effrayait quand j'étais enfant. Une chambre dépouillée, aux décorations rares et sobres. Un crucifix de bois surmonte le lit blanc. Une bible ancienne, dotée d'un ruban de tissu noir en guise de marque-page, repose sur la table de chevet à côté d'une bougie blanche. Elle l'allume à chaque Toussaint en hommage à Papi. Une Vierge Marie sous forme de statuette blanche, érigée sur une commode près de la fenêtre, les mains ouvertes, me regarde de ses yeux tristes. Sur un autre meuble, plus petit, siège une icône du Christ aux tons jaunes orangés.

     J'entends sa voix faible, à peine plus audible qu'un chuchotement. Elle est là ! À genoux, accoudée à son lit, la tête baissée, légèrement vacillante, le visage face à la couverture, serrant dans ses mains un chapelet aux perles d'argent. Si concentrée qu'elle m'ignore, trop occupée à parler à son dieu. Ses prières s'apparentent à une transe frénétique. Je ne l'avais jamais vue dans cet état, même lors des messes de mon enfance auxquelles j'ai assisté contre mon gré. C'est effrayant et fascinant. Elle semble dans son monde. C'est par ce moyen qu'elle supporte sa vie de douleur. Elle réclame par ses prières une place dans un paradis plus accueillant que ce bas monde où elle souffre comme un poisson échoué hors de l'eau. Et elle la mérite cette place.

     Je m'éloigne sur la pointe des pieds, intrigué par ce spectacle, en regardant une dernière fois ce Christ pâle et maladif, au visage émacié. Cet homme censé nous sauver a des yeux bien tristes, prêts à lâcher des larmes. Les larmes d'un enfant abandonné par son père ? Les larmes du messager d'une catastrophe ? Je n'ai pas la réponse, ma seule certitude est de fuir la souffrance en ce bas monde, quitte à approcher mon feu de trop près...

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