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Je n'avais jusque-là jamais mis les pieds à Lyon. Peut-être une fois ou deux quand j'étais enfant, comme pour cette sortie au Parc de la Tête-d'Or avec l'école. Il paraît que les trottoirs et les passages piétons y sont plus larges qu'à Villefranche. Clotilde contacte un de ses amis lyonnais avec son portable. Elle est la seule dans mon entourage à posséder un téléphone de ce genre. En même temps ses parents ont les moyens, ils sont médecins, père cardiologue et mère généraliste. Papa m'en a promis un pour mon anniversaire, ça me fait patienter jusqu'à novembre.
Nous marchons d'un pas décidé dans le hall de Perrache, vers la sortie Place Carnot, puis quittons la gare, observés par des mendiants que les passants, nous y compris, évitent pour ne pas endurer le supplice de dire non et passer pour des égoïstes. L'un d'eux, de petite taille, trapu, courbé sur ses béquilles, nous tend son chapeau par un geste de révérence. Je donne régulièrement un sandwich au SDF que je croise souvent rue des Fayettes, mais je ne peux pas tous les aider, surtout aujourd'hui car on est pressés. La manif contre Le Pen commence dans une demi-heure place Bellecour.
Nous traversons la Place Carnot. Des gamins jouent au basket sur un terrain entouré de grillages. Des personnes âgées occupent les bancs de bois et regardent les pigeons picorer des miettes sur le gravier. Nous empruntons ensuite une rue piétonne bordée de commerces variés et de façades austères. Un marchand de disques d'occasion expose ses produits sur la rue.
Après cinq minutes de marche pressée, une statue apparaît au loin, au milieu d'une étendue grise et ocre. Des patrouilles de police surveillent de loin la foule déjà présente sur la place Bellecour, prête à manifester.
Nous nous mélangeons à la foule. Des jeunes pour la plupart, mais quelques anciens sont aussi de la partie. Clotilde repère ses contacts lyonnais, les rejoint en ma compagnie. Il s'agit de trois garçons. Celui qui me semble être le plus vieux, au look assez exubérant, un grand brun aux cheveux en pétard, affublé d'un maillot Ramones et d'un perfecto couvert de pin's, porte plusieurs piercings répartis sur le nez, les oreilles, les arcades puis sur le creux entre le menton et la bouche. Un autre aux cheveux gras porte un maillot noir orné d'un A majuscule rouge entouré d'un cercle de la même couleur. Le troisième, plus classique avec sa simple chemise blanche et son jean bleu délavé, cache sa bouche avec un keffieh noir et blanc.
La manif commence. Une masse compacte pénètre une rue piétonne, passe devant la Fnac. Nous côtoyons les abords d'une mare rectangulaire arrosée de plusieurs jets alignés sur chaque côté des longueurs. Les slogans fusent, scandés à l'unisson par une foule déterminée, sous les yeux curieux de Lyonnais installés en terrasse. No Pasaran ! Nous sommes tous des enfants d'immigrés ! Première, deuxième, troisième génération ! À côté de nous, une adolescente mince aux cheveux châtains colorés de bleu crie ses slogans avec plus de ferveur que les autres manifestants. Elle me rappelle Ophélie. Ah Ophélie... Je l'avais oubliée dans le chamboulement de cette journée chargée. Je sais depuis peu qu'elle est tombée enceinte. Elle ne connaît pas le géniteur. Il lui reste une semaine pour décider entre avorter ou garder le bébé, au-delà le délai légal sera dépassé. J'espère qu'elle va avorter, elle est trop jeune et trop instable pour élever un enfant.
Nous traversons le Rhône par le pont Morand. Un ami de Clotilde, le plus vieux au perfecto, discute avec moi. Il étudie la psychologie à Lyon 2, en dernière année de Master. Il s'appelle Fernando. Il est d'origine portugaise. Sa grand-mère a pleuré au soir du 21 avril, selon elle Le Pen est un nouveau Salazar. Plutôt sympa le gars, derrière ses airs punk. Clotilde m'informe que la manif touche à sa fin. Nous approchons de la Préfecture.
Je participe à ma première manif, mais Ophélie occupe mes pensées et m'empêche ainsi de vivre à fond le moment présent. Sa chute est infinie. Quand je crois qu'Ophélie touche le fond, j'apprends toujours qu'elle creuse. Jusqu'à quand ?... Elle me rend vraiment triste. Entre elle, Boris que je vois de moins en moins depuis mon emménagement à Montmerle, un père intrusif, une mère effacée qui souhaiterait me laisser plus de libertés mais n'ose pas s'affirmer face à mon père, sans compter toutes ces cachotteries sur mon oncle Georges, je rencontre très peu de joie dans ma vie. Et ça se ressent dans mon rapport à mon entourage. Clotilde me fait souvent remarquer ma petite mine. Même Ophélie, le peu que je la voie, me trouve moins souriant qu'avant. Ceci dit, Ophélie m'a juré de ne plus fréquenter de sales types, en particulier ce Diego à la casquette de joueur de base-ball. Ça me laisse au moins une touche positive dans tout ce marasme.
La manif se disperse. Clotilde et moi saluons ses amis et marchons jusqu'à la gare de la Part-Dieu. Nous passons à proximité de la grande tour couleur brique, en forme de crayon, du même nom que la gare avoisinante, puis traversons un tunnel sous le centre commercial. L'odeur est pestilentielle.
À la sortie du tunnel, la gare apparaît sous nos yeux parmi ce qui s'apparente à un quartier d'affaires, dans un boulevard parsemé de tours grises et de bâtiments ocres. Nous arpentons une place bondée. Trois punks à chien attendent sagement, assis à côté de leurs 8.6, dans un coin de la place. Clotilde donne une pièce à un homme édenté qui distribue le journal Sans-abri aux abords de la gare.
Il ne nous reste plus qu'à attendre le train, ainsi notre journée s'achèvera en cette fin d'après-midi, et il ne me restera plus qu'à rentrer chez moi. À moins que mes parents acceptent de m'emmener au bowling. Boris et un pote à lui m'ont invité à faire une partie. Seulement je m'attends à un refus, connaissant mon père. Un samedi soir à lire ou réviser s'imposera une fois de plus. J'ai l'habitude, puis c'est aussi une forme de plaisir, j'apprends beaucoup en lisant...
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