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    C'était mon dernier passage dans cette supérette, car demain matin je reprends l'avion pour la France. La caissière commençait à m'apprécier. Elle essayait souvent de me parler mais ses mots n'étaient qu'un charabia à mes oreilles. En plus de la bouffe, j'ai acheté des lames de rasoir. Mon stock touchait à sa fin. Je vais en cacher une demi-douzaine dans la trousse, elles me serviront cette après-midi au lycée.

    Je l'accueille avec bienveillance ce retour en France. L'ennui a pris une trop grande place durant ce voyage scolaire. Il m'a pris à la gorge. Dix jours d'asphyxie...

    Le tramway arrive. Tobias et moi prenons place sur une banquette du fond. Mon corress discute avec son camarade pendant que quatre rangées devant nous, deux blonds au visage pâle et boutonneux, habillés à la mode hip-hop avec leurs casquettes, chaussettes remontées et ferraille bling-bling autour du cou, dégradent une vitre avec un objet métallique devant des usagers passifs.

    Nous descendons à cinq minutes de marche du lycée puis passons, comme chaque matin, devant cette ancienne usine à l'abandon dont les murs délabrés affichent de nombreux graffitis nazis ou antifascistes. Le lieu doit servir de squat pour les punks locaux, si j'en juge par les bières vides recouvrant une cagette retournée pour faire office de table basse, ainsi que par la banderole noire sur laquelle je lis Gegen Arbeitswahn und Kapitalismus. Je ne comprends que le dernier mot mais les symboles anarchistes ne laissent aucun doute sur la teneur du propos.

    Ma bottine de cuir touche un tesson de bouteille et le brise en morceaux. Voilà qui pourrait me servir, si j'avais su j'aurais économisé quinze euros. Je ramasse les morceaux les plus affûtés et les cache eux aussi dans ma trousse. Tobias se retourne, semble surpris de me voir à la traîne et m'invite à le suivre jusqu'à son groupe d'amis posé sur un muret vers l'entrée du lycée.



      Ce dernier repas à la cantine vient de prendre fin. Encore une fois, il m'a été impossible de finir cette ignoble purée, gélatineuse comme du flan. Nous avons quartier libre pour cette dernière après-midi que j'espère riche en émotions. Ça fait longtemps que je ne me suis pas senti vivant, je n'ai même encore rien ressenti de très fort ce début d'année 2004. Ces derniers jours ont accru ce manque. J'ai passé toute la matinée à assister aux cours de Tobias. Seul avec mes pensées, j'ai pu imaginer mon plan pour tout à l'heure.

    La voilà déjà ! La fameuse Zita, cette fille bizarre aux tendances autodestructrices dont on m'a parlé au début du séjour. Comme prévu, elle déprime. Je sais qu'elle est en froid avec son chéri. Des conditions favorables à mon plan... Elle s'adosse à un mur près des toilettes, tête baissée, visage caché par sa longue crinière dorée. C'est systématique : quand quelqu'un se fout de sa gueule, elle court se cacher dans les toilettes après un instant d'attente à broyer du noir. Et une fois derrière la porte, elle s'écorche de ses ongles les bras et le visage, puis parfois donne des coups de tête à la porte. Rien de bien méchant, juste de quoi s'octroyer des douleurs passagères.

    Un groupe approche... Leurs yeux se tournent sur Zita. La fille de la bande lui adresse une remarque avec son joli minois tout souriant. Les garçons rient à pleins poumons. Zita réagit par un bras d'honneur adressé au groupe qui s'éloigne dans une arrogante bonne humeur.

    Il faut agir maintenant. Je m'immisce discrètement dans les toilettes des filles, sors vite mes bris de verre et mes lames que je pose habilement dans la cabine, sur le boîtier du papier, puis retourne dans la cour à toute vitesse. Il ne me reste qu'à attendre. À cette heure-ci, peu d'élèves traînent dans la cour, ce qui réduit considérablement les chances que quelqu'un aille aux toilettes et retire mes objets.

    Ça y est ! Elle s'en va bouder vers sa cachette comme convenu. Je la suis en filature, tout excité par le retour de ma brûlure intérieure. J'attends sur le seuil, à la limite entre les toilettes et le couloir. Le silence domine les lieux. J'avance à pas de loup vers la cabine fermée. Pas le moindre bruit n'en sort. Si ! J'entends des pleurs et le déroulement du papier. Des bruits de pas résonnent dans le couloir. Je sors et croise deux professeurs qui marchent en discutant. Malaise ! S'ils restent là alors que mon plan réussit, ils vont me soupçonner, surtout que l'un des deux me dévisage d'un air étonné. Fausse alerte : ils décampent. Je les laisse s'éloigner et retourne aux abords de la cabine. Cette fois tout est silencieux. Je colle doucement l'oreille à la porte pour n'entendre qu'un lointain bruit d'aération. Sinon c'est comme si personne n'occupait les lieux. Étrange...

    Ce silence lourd galvanise mon ressenti. Conscient de la cruauté de mon acte, j'éprouve cette étrange euphorie qui m'a envahi à plusieurs reprises par le passé, avec Florentine, Agathe... Une euphorie addictive, une nécessité de mon esprit, certainement un passage indispensable vers la vie authentique. Se connecter à soi implique de remuer toute cette crasse coincée dans nos mécanismes internes, en somme de nous regarder tels que l'on est, sans filtre.

    Une plainte aiguë émane de derrière la porte. La fille mord aux hameçons, c'est certain. Léger bruit de chute dans l'eau. Ses jérémiades s'amplifient, sa voix d'animal en souffrance devient malsaine. Je l'entends se débattre. Quelque chose de plus léger, voire liquide, tombe à l'eau. Elle bouge davantage, emportée dans une effervescence si explosive qu'elle en cogne les murs et ouvre la porte violemment. Je recule en sursautant et découvre l'intérieur de la cabine. Malaise ! Je n'en demandais pas tant ! Des lignes rouges, épaisses et sporadiques barbouillent le blanc du carrelage mural, pendant qu'assise sur le bidet, Zita pleure comme une enfant, les mains et le visage ensanglantés. Elle me rappelle Carrie dans la scène du bal. Elle me jauge de ses yeux suppliants et hurle comme une tragédienne. L'allemand donne une tournure encore plus dramatique à ses cris.

    Je quitte les lieux en vitesse, et marche dès mon retour dans la cour pour ne pas éveiller de soupçons. C'est bien beau de se faire plaisir mais j'ai intérêt de déguerpir avant que le monde ne découvre mon œuvre. Coup de chance : Tobias part avec ses potes, je n'ai qu'à le suivre et finir cette journée le cœur battant mais léger, libéré de lourds attributs...

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