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— Tu crains Florent ! T'as gaspillé la moitié des munitions pour rien !
— C'est toi qui m'a dit de passer par là !
— Non je t'ai dit de prendre la grotte.
— T'es pas clair aussi.
— Donne la manette.
Une partie de jeux vidéos avec Bertrand comme une autre. Ce soir nous ne faisons que jouer car ses parents s'absentent et me confient leur fils. Il ne conçoit pas que j'en sache moins que lui en jeux vidéos. Puis il ne m'explique rien, me laisse jouer cinq minutes, me reprend la manette et consacre beaucoup de temps aux détails. Il a passé un quart d'heure à sélectionner la forme des lèvres du personnage, la couleur de ses cheveux, son armement... Les jeux MegaDrive et PlayStation de Boris étaient beaucoup plus simples.
— Je suis devant le boss du niveau 9, celui que j'arrive jamais à battre.
— Bah vas-y Bertrand ! Pourquoi tu mets sur pause ?
— J'en ai marre de perdre !
Il ouvre sa session sur l'ordinateur de ses parents.
— Je vais demander conseil au 15-18.
Hein ?
— Tu vas demander conseil à qui ?
— Au forum de jeuxvideos.com. Y a toujours des gens pour répondre aux questions, je vais créer un topic.
— Un quoi ?
— Un topic. Un sujet de discussion. Tu vas jamais sur Internet ?
— Si mais pas sur ce genre de trucs.
Il crée son sujet sur le forum blabla 15-18 ans. Il pianote plus vite que moi, presque sans regarder le clavier. Je ne comprends rien à ce qu'il écrit. Ça parle de boss, de soluces, de quête secondaire, d'attaque à distance. Je baille.
— C'est bon j'ai eu mes renseignements. Mais avant de reprendre le jeu faut que j'aille pisser...
— T'as besoin d'aide ?
— Nan t'inquiète, mon père a installé une barre d'appui.
C'est quoi ce forum ? Vu le nom, il doit être fréquenté par des gens de mon âge, du moins un peu plus jeunes que moi. Une liste de sujets de discussion apparaît sur la page. Ça parle de filles, de skyblogs, de mangas, de plein de choses différentes, dans un vocabulaire parfois hors de portée pour le profane que je suis, comme en témoignent ces kikoos, ces lol, ces mdr présents dans certains titres de sujets. Dans quelle dimension je suis tombé !?
Bertrand se lave les mains, je vais en profiter pour cliquer sur un sujet au hasard, par curiosité. Voyons voir celui-ci... Marre d'être un déchet. L'auteur du sujet se fait appeler OnchOnchParty, a dix-sept ans. Il prétend n'avoir jamais eu de copine, mesurer un mètre soixante, être en surpoids, se lever à quinze heures tous les jours pour traîner sur internet jusqu'au matin et se recoucher, ne jamais sortir car agoraphobe.
Les réponses ne viennent pas réconforter l'auteur. Quelques uns compatissent car connaissent la même situation. Les autres, toutefois, le rabaissent, le traitent de grosse larve, de victime qui devait se faire voler son goûter à l'école.
C'est fou comme les gens, derrière un écran, s'offrent le plaisir de blesser par le verbe. Comme si le virtuel les libérait d'une modération qu'ils s'efforcent d'appliquer au quotidien. J'entends souvent des propos similaires, mais rarement proférés si ouvertement. Internet permet à certains d'exercer leur méchanceté sans regarder la victime.
— Tu viens Florent on continue la partie !
— Euh... Oui.
— Tu regardais quoi sur le forum ?
— Rien je traînais par hasard le temps que t’arrive. T'es pas un peu jeune pour ce genre de forum ?
— Normalement oui. Mais sur le Moins de quinze y a que des gamins et des kikoos.
Dit-il du haut de ses onze ans. Avec lui mes sourires se dessinent naturellement. Dans mes semaines de cours il n'y a que Juliane pour éveiller en moi de courts instants de gaieté. Avec elle je respire. On s'est bien courus après pendant des semaines, mais voilà un mois que nous sortons ensemble. Notre relation naissante m'offre une pincée de réconfort, Juliane étant à ce jour la seule personne que je fréquente régulièrement. Boris consacre beaucoup d'heures à son travail de mécanicien. Je me réjouis de sa réussite, l'avenir lui paraissait plus maussade vu de son enfance. Les profs, quand ils lui rendaient ses copies gribouilleuses truffées de marques rouges, voyaient en lui un futur chômeur. Aujourd'hui il s'en sort, se crée une position sociale supérieure à celle de ses parents chez qui il vit encore, et ainsi économise pour un futur achat immobilier. Que du positif, mais les occasions de nous retrouver se raréfient.
De temps à autre il me rend visite à Montmerle. Il m'arrive même parfois de l'accompagner à Villefranche, dans sa petite voiture achetée en occasion, une Clio blanche, couverte de poques, au pare-brise étoilé du côté passager. Il me présente ses amis, souvent sympas. On rigole bien, posés sur une terrasse de café ou dans sa voiture quand il pleut. Depuis ma majorité, plus aucune contrainte ne m'empêche de sortir. Les occasions, en revanche, se présentent moins que dans ma période collège-lycée.
Sinon j'ai vu Clotilde pour la dernière fois en octobre, peu de temps après le début de la fac. Croisée par hasard à Lyon, vers les Cordeliers, accompagnée de David, son mec. Il fait partie de sa promo en fac de philo, un type grand et mince aux traits fins, au visage virilisé par une barbe de trois jours bien entretenue, souvent coiffé d'un bonnet sans revers moulé à son crâne, semblable à celui des nageurs mais en laine. Depuis nous n'avons correspondu que par téléphone et MSN. On étudie dans la même ville mais on peine à trouver un créneau pour se voir. Elle consacre beaucoup de temps à son mec, et moi à Juliane. Il faut croire que Clotilde et moi laissons à l'amour la priorité sur l'amitié. Elle passe les fêtes de fin d'année dans un chalet loué par David et des amis à lui. J'ai plaisir à la voir s'épanouir en couple, je la trouve plus heureuse qu'avec les babas cool qu'elle côtoie parfois. J'ai encore en tête le regard vitreux de cette Anglaise extravertie. Cette pensée en crée une autre...
Comment oublier cette conversation surprise à la fin de cette soirée entre Ophélie et ce cinglé de Diego. Je n'attends plus rien d'Ophélie depuis longtemps, même si tous nos souvenirs communs, incrustés sur mon esprit comme de jolies traces indélébiles, me pèsent. Mais il m'a été impossible, surtout les soirs où le sommeil tardait à venir, de ne pas repenser aux mots sortis de la bouche de Diego. Il avait l'air sérieux. Boris parle parfois de lui avec ses amis. Et même si la moitié de leurs paroles doit être prise avec des pincettes, ce qu'il en ressort m'inquiète. De sordides histoires de fusils à pompe et de kalachnikovs, importées de Yougoslavie, qui traîneraient dans les caves de certaines cités caladoises. Diego détiendrait une de ses armes, et pourrait s'en procurer d'autres par le biais de ses amis, des habitants des quartiers.
J'ai réfléchi à qui pourrait être sa cible qu'il n'a pas nommée durant cette discussion sous l'abri-bus : il ne peut s'agir que de Dany. J'ignore ce qu'il lui a fait, hormis ce qu'en disait Diego. Tout m’insupportait chez Dany pendant les trois années où nous partagions la même classe, avant qu'il redouble sa quatrième. Sa voix, sa posture, son comportement – surtout avec Ophélie –, son air vaguement ténébreux et blasé. Lui dans son entièreté. Aucune haine contre lui, ce n'est pas mon genre. Mais une incompatibilité évidente. Nous sommes le jour et la nuit, deux éléments inconciliables, l'un s'enfuit quand l'autre l'approche. Toutefois je me sentirais coupable si Diego joignait les actes à la parole.
Je doute que la police ne puisse faire quoi que ce soit par manque de preuves, mais prévenir Dany serait peut-être une bonne idée. Mais comment lui passer l'information, on n'a aucun lien lui et moi. Et est-ce qu'il me croira ?
— Oh ! Florent ! T'es là ?
— Euh... Ben oui pourquoi ?
— Bah tu dis rien, t'as l'air triste... T'as même pas vu que j'ai fini le jeu.
— C'est bien... J'emprunte ta session pour aller sur MSN, ça te dérange pas ?
— Non vas-y... Tu vas parler à qui ?
— À quelqu'un.
En quoi ça le regarde... Parler à Juliane va me faire du bien, je vois qu'elle est en ligne.
— C'est qui Juliane ?
— C'est une fille que je connais. Puis arrête de regarder l'écran, c'est perso...
— C'est ta copine ? Allez dis-le... T'es plus puceau ?
— T'as pas un dessin animé à regarder sur Disney Channel ?...
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