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    Juliane... Mon rayon de soleil. Je vis avec elle ce que j'aurais aimé vivre avec Ophélie et Clotilde. Sans elle ma vie serait fade, entre mes quelques sorties avec Boris et Clotilde puis mes heures consacrées aux études. Je me suis quelquefois demandé ce que nous deviendrons après nos cursus scolaires. Je nous ai imaginés en couple tranquille et épanoui. Nous deux heureux dans notre carrière, à l'aise dans nos finances. La richesse ne m'attire pas spécialement, mais j'aimerais gagner assez pour voyager, découvrir le monde, m'adonner à des activités culturelles, des choses qui m'ont manquées dans mon enfance, surtout pour ce qui est des voyages. Ça me permettrait aussi d'épargner de quoi tenir une année sabbatique, et ainsi partir en mission humanitaire. Le voyage au Pérou m'a énormément plu, les animaux aussi méritent nos soins, mais mon but a toujours été d'aider les êtres humains.

    Évidemment rien ne prouve que nous serons encore ensemble, mais je chasse spontanément cette idée hors de mon esprit, le seul fait d'y penser m'assombrit. Ça n'arrivera pas. Nous nous aimons trop. Elle m'envoie un message toutes les onze heures, j'ai calculé cette moyenne lors d'un trajet en train. Je ne parviens pas à l'imaginer me dire c'est fini entre nous, c'est comme m'imaginer tuer quelqu'un, une pensée absurde. Avec elle j'ai découvert le réconfort d'un câlin après une journée de prise de notes en amphi, j'ai expérimenté le plaisir des retrouvailles quand l'autre manque.

    Nous sommes rentrés hier des Saintes-Maries-de-la-Mer. Le ciel était bleu toute la semaine. Il n'y avait pas foule, l'avantage d'y aller en juin. Nous avons batifolé dans les rues étroites du centre-ville. C'était la première fois que nous passions une semaine d'affilée ensemble. Tout s'est bien passé. J'étais sur mon petit nuage avec Juliane. Il y a tout de même un bémol là-dedans, très léger... Car une question me turlupine depuis peu : est-ce que je l'attire ? Physiquement j'entends. On s'embrasse, on se câline, comme n'importe quel jeune couple, sans aller au-delà. Peut-être qu'elle souhaiterait aller plus loin, mais ce serait moi qui bloquerais. Ou alors elle est croyante et attend le mariage. On n'a jamais abordé le sujet mais j'ai remarqué qu'elle s'arrêtait souvent dans des boutiques d'objets religieux. Elle a même acheté quelques statuettes, dont une de sainte Sara, toute noire avec une couronne dorée. Au final je penche plutôt pour un intérêt envers la culture gitane, sans croyance particulière, juste du folklore. Bref... J'ai le temps d'y réfléchir, là je profite d'être sur Villefranche pour voir Boris, ensuite on ira marcher en bord de Saône. Je connais bien cette rue proche de mon ancien quartier, il m'arrivait d'y passer en vélo avec Boris. Juste là il y a ce terrain vert sur lequel ont eu lieu des matchs de foot, je le voyais de la fenêtre de ma chambre...

    Tiens ? Le mec et la fille qui traînent dans les parages ne m'inspirent aucune confiance. Ils ont des mines préoccupées, surtout le gars avec ses yeux d'aigle, perçants et larges. Ophélie et Diego ! Juliane occupe toutes mes pensées, j'en ai oublié cette sale histoire de vengeance. D'ailleurs Dany habitait dans le coin à l'époque, et ça doit encore être le cas aujourd'hui. Ophélie fait mine de ne pas m'avoir vu. Je croise leur chemin et tends l'oreille...

    — Lâche l'affaire Diego ! Ça va mal se finir...

    — Quoi ? T'as pas envie de le fumer cet enculé !?

    — Il m'a fait du mal mais ma haine s'en va avec le temps. Tu croyais que j'allais bloquer là-dessus toute ma vie ?

    — T'es bien une gonzesse... N'empêche que c'est toi qui m'a mêlé à tes histoires... Tu voulais le détruire comme il t'a détruite, alors t'as fait appel à moi pour que je m'occupe de son cas, en échange de tes faveurs...

    — Arrête ! J'ai couché avec toi parce que j'étais amoureuse...

    Le son de leurs voix s'évanouit en même temps qu'ils s'éloignent. Ophélie me regarde en cachette. Ce regard m'est encore familier malgré les deux années écoulées depuis notre dernier échange. Elle me faisait les mêmes yeux quand on se retrouvait. Des yeux de biche, toujours aussi irrésistibles, même s'ils ont aujourd'hui perdu leur innocence.

    Leur présence ici m'intrigue et surtout m'inquiète au vu de cette bribe de conversation. Je ne devrais pas me mêler de cette affaire. Elle concerne quelqu'un avec qui je n'ai jamais eu la moindre affinité, encore que ça me laisserait un mort sur la conscience, car même sans être dans la tête fêlée de Diego, le gars m'a l'air assez jusqu'au-boutiste. Mes préoccupations vont plutôt vers Ophélie. Elle m'a déçu, trahi, mais il m'est impossible de faire comme si sa complicité dans cette histoire m'indifférait. Une part de moi a toujours cru en une future réconciliation. Même quand je croyais avoir définitivement perdu Ophélie, un espoir infime subsistait. Je me dois donc de garder un œil sur elle, même lointain, car cette affaire pourrait prolonger sa chute, la mener en prison. C'est décidé, je les suis en filature.

    Ils s'apprêtent à tourner dans une autre rue, c'est le moment de les suivre sans être repéré. Je sors discrètement la tête et les regarde marcher. Ils tournent de nouveau. Je cours me cacher derrière une benne à ordures. Je les vois encore de loin, et les planques de repli se raréfient. La raison me dit d'arrêter cette filature, mais les yeux d'Ophélie, gravés dans ma mémoire, m'invitent à poursuivre ma tâche. Si j'avance maintenant, je n'ai aucun cachette sous la main hormis une voiture. Ils me verront seul au milieu du trottoir, comme un abruti, si l'idée leur venait de se retourner. Mais si je ne me lance pas, je les perds de vue pour de bon. Alors c'est parti... Je trottine une cinquantaine de mètres et me remets en marche, pas trop près et pas trop loin d'eux, à bonne distance pour les voir et ne pas être reconnu s'ils se retournent. J'avance jusqu'à la petite voiture bleue. Une moto arrive d'en face, elle pétarade, génère un vacarme assourdissant. Le bruit capte l'attention de Diego. Il tourne la tête et fixe cette moto qui semble attiser sa curiosité. Jusque-là ça allait bien mais ça commence à sentir le roussis... Je cours à toute bringue vers la voiture bleue, ma seule planque à disposition... Trop tard ! Diego remarque ma présence puis s'arrête, salement contrarié. Là je suis vraiment mal ! Comment je vais m'en sortir ?

    Je tente un retour sur mes pas, nonchalant et faussement calme. Seulement je l'entends déjà vociférer...

    — Et toi là ! Qu'est-ce que tu fouines ? Arrête-toi je te dis !

    Il ne me reste plus qu'à courir. Je prends mes jambes à mon cou mais Diego m'imite, et m'attrape par le bras. Il me met à genou et colle ma tête au mur râpeux. Je sens mes joues s'érafler.

    — Pourquoi tu nous as suivis ?

    — Arrête Diego ! Il a rien à voir avec eux, il les connaît pas !

    Ophélie a beau me défendre, Diego n'en démord pas. Il pèse vingt kilos de plus que moi et fait pression sur ma joue. Le crépit granuleux me brûle le visage. Je me débats en vain, il esquive mes ridicules tentatives de croche-patte en reculant légèrement.

    — Ouais ouais... Pourquoi il nous suit alors ?

    — Parce qu'il rentre chez lui...

    J'essaye de confirmer la défense d'Ophélie, mais la main de Diego compresse ma mâchoire. Il me toise de ses yeux noirs de mépris, me considère comme un être inférieur, trop faible pour se défendre convenablement.

    — Tu dis à personne que tu nous as vus dans ce quartier sinon je te fume, c'est clair ?!

    J’acquiesce d'un mouvement de tête. De toute façon je n'ai pas le choix. Je retourne sur mes pas et m'en vais chez Boris, comme prévu avant de les croiser. Ophélie me regarde une dernière fois avant de s'éloigner avec son pote, comme si elle voulait me parler mais craignait la colère de Diego, ou alors c'est moi qui me fait une idée. Je pense vraiment qu'elle souhaite une réconciliation, je connais trop bien ses expressions, ses mimiques. Je saigne un peu, rien de grave, juste une éraflure sur la joue. Cette agression devrait me tracasser, mais la tournure que pourraient prendre les évènements m'inquiète bien plus...

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