74

5 minutes de lecture

    Je ne parle plus trop avec mes parents. Non pas par hostilité mais parce que l'on n'a pas grand chose à se raconter. Puis le fait qu'il m'aient si longtemps caché la vérité sur mon oncle Georges ne m'incite pas à me confier à eux. Avec cette histoire j'ai appris leur capacité à tenir un mensonge sur une longue durée, en me regardant droit dans les yeux, en me souriant chaque matin. Depuis la reprise des cours, je ne les vois que les week-ends et c'est tout juste si on passe un repas sur deux ensemble, d'autant plus que je sors pas mal. Juliane et Boris me prennent une bonne part de temps libre. Clotilde un peu moins. Même beaucoup moins, et je sens que notre relation va évoluer dans ce sens. Elle parle souvent d'accompagner son chéri en Australie. Elle a toujours rêvé d'évasion, un peu comme moi mais différemment.

    Plus le temps passe, plus je me sens vide, mort de l'intérieur. Seule Juliane fait germer en moi des graines de bien-être, je savoure sa présence comme la cerise d'un gâteau amer. Le reste du temps, je me sens exister comme un fantôme. C'est vraiment ce que j'ai ressentis hier, avec Boris et ses potes. Mon corps siégeait à leurs côtés mais mon âme divaguait dans d'autres dimensions. J'ai déjà éprouvé un sentiment d'inadéquation dans le passé, mais hier ce sentiment s'est amplement accru. J'ai bien laissé quarante-cinq minutes s'écouler sans ouvrir la bouche. J'écoutais, mais impossible pour moi de m'intégrer à la conversation. Des histoires de motos, des racontars sur une de leurs connaissances en commun, des discussions sur leurs préférences entre Quick, McDo et le kebab, des commentaires sur le dernier tube des Pussycats Dolls. Je n'existais plus. Je rêvais de ma solitude, la physique, celle qui m'autorise à fuir dans mes pensées sans rendre de compte à personne, sans la contrainte d'écouter les autres dans l'espoir de capter un sujet intéressant. Boris et moi nous côtoyons toujours, mais notre relation n'existe que parce que notre rencontre date de l'enfance, l'âge de la vie où nous sommes les moins inégaux, avant que les personnalités se construisent et nous séparent. Quand j'y pense, c'est effrayant de savoir que mes dernières traces de bonheur reposent sur une seule personne.

    Et cette personne passe la soirée avec moi ce soir. Je l'entends quitter la salle de bain. Elle rentre dans sa chambre les cheveux trempés, vêtue d'un peignoir blanc. Je l'attends allongé sur son lit, les mains croisées derrière la nuque. Ce soir on a prévu de nous passer un petit film, une gentille comédie sans prise de tête. Du moins c'est ce que j'imaginais : elle vient à l'instant d'éteindre la télé. Elle allume la lampe de chevet et éteint toutes les autres lumières, celle venant du lustre comme celle émise par l'écran de l'ordinateur.

    Juliane déplace légèrement la lampe de façon à tamiser la lumière, et ainsi plonger la chambre dans une semi-obscurité offrant à ce lieu une ambiance plus intimiste. Elle s'apprête à me rejoindre en... Qu'est-ce qu'elle fait ? Son peignoir glisse le long de ses hanches et de ses jambes. Là voilà devant moi dans le plus simple appareil. Mon manque d'initiative de ses dernières semaines a du l'agacer, du coup aujourd'hui elle opte pour l'attaque frontale. Elle se jette sur mon corps engourdi par la stupéfaction. Mon cerveau savoure le moment, mais mon corps se tient en état d'alerte rouge. Elle ondule comme un serpent. Mes mains tremblantes rencontrent sa peau, se frayent des chemins tortueux, hasardeux, à la lisière des régions intimes, assez près pour réveiller les sens de Juliane, juste ce qu'il faut pour ne pas paraître trop vicieux.

    Elle m'embrasse, les mains plaquées sur mes joues. Ses baisers n'ont jamais été si ardents. Impatiente, elle me déshabille. L'idée de me retrouver nu face à une femme m'électrise. Ses seins s'écrasent naturellement sur mon torse glabre, m'offrent leur douce chaleur, une sensation exquise qui ne devrait jamais cesser. Ce que je vis est assez étrange, je me demande si mon humeur présente, assombrie par mes états d'âme, n'entame pas la beauté de ce moment avec Juliane.

    Ça y est. Je suis nu. Nous formons un seul corps nu, une fusion. Le sifflement de nos chairs s'effleurant dans une étreinte fougueuse, l'expression d'un désir impatient, suffit à lui seul à m'exciter. Je sens venir ce moment que tout adolescent, y compris moi qui n'ai jamais été très porté sur la chose, a déjà imaginé, conceptualisé, fantasmé dans les divagations de ses pensées, dans ses plaisirs solitaires, dans ses rêves mouillés.

    Juliane, à toute hâte, sort du tiroir de quoi se prémunir de tout aléa indésiré. Nous voilà fin prêts. Elle s'allonge sur le dos, poitrine dégagée et cuisses entrouvertes, telle une chatte se prélassant au soleil. Ses yeux brillants me crient leur impatience. Dans un mouvement presque semblable à celui d'une marionnette, comme guidé par un instinct, je prends place sur le corps de Juliane. Je crains de ne pas savoir m'y prendre, de gâcher ce moment, de le dépouiller de sa magie. Elle me guide. Tout va bien. Elle se crispe, ferme les yeux. Un modeste soupir sort de sa bouche. Nous laissons libre cours à nos mains, nos bouches, nos bassins qui ne nous appartiennent plus, comme si un désir contenu depuis des semaines nous les arrachait de force. Plus rien n'existe. La Terre pourrait périr dans les flammes sans nous. J'ai même du mal à réaliser ce qui m'arrive. Je peine à décrire mes sensations. Un plaisir unique, une chaleur enivrante, la cristallisation de notre amour, difficile d'être plus concret... Un frisson parcourt mon être, me paralyse, m'offre une jouissance ultime. C'est agréable... Trop agréable... Je me contracte au maximum, désireux de poursuivre cet instant. Juliane pousse un cri bref. C'en est trop. Je pousse le dernier râle et m'effondre, essoufflé. C'est gênant, on avait tout juste commencé.

    — Je suis désolé...

    J'ignore comment interpréter son silence, j'aurais sûrement mieux fait de me taire.

    — C'est pas grave... C'est normal la première fois.

    Si elle le dit... Elle glisse ses doigts dans mon cuir chevelu. Je n'ai aucune envie de bouger. Apparemment elle non plus. Je pose ma tête sur sa poitrine. Et je m'accroche à ses bras, comme à une bouée, perdu au milieu de l'océan. J'ai peur de perdre Juliane, et que ce que nous venons de vivre ne devienne qu'un souvenir, un joli nuage voué à s'évaporer lentement, à s'effacer dans l'atmosphère...

Annotations

Vous aimez lire Frater Serge ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0