Toute existence rencontre des hauts et des bas, je n'ai pas dérogé à la règle, mais je pense avoir grandi dans un bonheur proche de la perfection car j'avais tout. Du moins tout ce dont j'avais besoin : des amis, des parents aimants, des passions et un avenir. Je croyais emprunter la route de l'enfant à l'homme, un chemin que le destin m'éclairait d'une lumière douce, dans une quasi-tranquillité. Dans cette lumière néanmoins se profilaient des zones d'ombres. Autrement dit, ce bonheur, pour être parfait, aurait dû être partagé par mon entourage. Difficile de savourer son bonheur sans arrière-goût amer quand d'autres, d'après leur situation, me placent sans le vouloir dans une position privilégiée.

    J'ai souvent envié la nonchalance de Boris. Il donnait l'impression de se laisser porter par la vie, désintéressé de tout. Seulement, quand je mettais les pieds chez lui, je ressentais toujours un soupçon de malaise. En fait je comprenais pourquoi il alternait entre indolence et agressivité. Il simulait l'indifférence. Et quand ça ne suffisait plus, il exprimait son ras-le-bol par des cris, des injures... Mais jamais des coups. Sauf pour se défendre... Je comprenais surtout la source de ce comportement à l'extérieur : ses parents. Son quotidien était fait d'engueulades et de solitude. Son père et sa mère se criaient dessus, pendant que Boris, délaissé, se droguait à ses jeux vidéo, à ses séries, seul devant son écran. Tout ça ne l'a pas empêché d'apprendre un bon métier, c'est une bonne chose pour lui, mais aujourd'hui on ne se fréquente plus comme avant, on devient plus des connaissances que des amis.

    J'éprouvais un malaise équivoque avec Corinne, qui bien sûr menait une vie très différente, mais elle aussi me faisait presque regretter mon bonheur, avec sa mère absente, son père alcoolique et méprisant, ses rapport houleux avec les garçons.

    Je ne m'en étais jamais aperçu, mais c'est bien ça, j'aurais dû attendre l'année de mes vingt ans pour mettre des mots là-dessus... C'est bien beau d'être sur son petit nuage, mais quand on y est seul, ça peut devenir douloureux... À défaut de faire monter les autres avec soi, on aimerait presque descendre pour les approcher. On aurait au moins le plaisir de partager quelque chose, quand bien même ce serait de la souffrance.

    Évidemment, Ophélie ne risquait pas d'améliorer ma situation. Je croyais l'avoir définitivement perdue, mais quelque chose me dit que nous allons nous retrouver, une intuition...

    Je n'ai tout compte fait côtoyé qu'une seule personne épanouie : Clotilde. Un rayon de soleil. Une accompagnatrice de mes premières expériences. Un rayon qui toutefois perd en ardeur jour après jour. Elle passe tout son temps avec son mec. L'Australie prend de plus en plus de place dans ses conversations. Déjà au collège, je remarquais toujours ce petit kangourou en plastique attaché à la tirette de sa trousse. C'était peut-être un signe... Cette nouvelle vie est une bonne chose pour elle, une part de moi souhaite néanmoins qu'elle ne parte jamais. Je redoute ce jour où je ne la reverrai plus pour longtemps. Voire même plus jamais.

    Tiens ! Voilà Boris.

    — Je savais que j'allais te retrouver ici Florent. J'ai un truc à te dire...

   — Sauf que là c'est pas trop le moment, j'attends mon moniteur pour une heure de conduite.

   — Oui mais c'est important. Ophélie veut te voir... Apparemment elle a quelque chose d'important à t'annoncer, faut que tu l'appelles le plus vite possible. Sinon ça va en ce moment ?

    — Oui...

    — Bah on dirait pas... Tu viens de te réveiller ?

   — Pas du tout je suis levé depuis sept heures.

    On m'a fait la même remarque à la fac. C'est vrai qu'en ce moment ce n'est pas la grande forme, j'ai souvent l'air ailleurs. Puis j'ai du mal à dormir des nuits complètes sans interruption, c'est même pour ça que je suis debout depuis sept heures, faute de pouvoir me rendormir.

    — Ah oui ! Elle m'a dit aussi qu'elle tenait à toi, et m'a chargé de te le répéter. Voilà son numéro...

    J'ai du mal à croire ce que j'entends, depuis le temps que je rêvais de ce moment. Il me tend une feuille pliée en quatre. Mon moniteur arrive. Je remercie Boris qui s'éloigne en m'invitant à boire un verre avec lui et ses potes ce week-end. J'appellerai plus tard, et j'appréhende déjà ce coup de fil, après tout ce temps sans se parler...