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Ma deuxième année de fac s'achève bientôt. C'est le mois de mai, le mois où les nuits raccourcissent, où le soleil revient embellir nos journées. Je devrais en profiter, de même que tous ces promeneurs que je vois, à pied ou à vélo, longer le Rhône aux abords des péniches, ou encore ces couples qui remontent les berges main dans la main. La vision de ces derniers aiguise ma morosité. Je sens Juliane m'échapper. Elle me reproche de n'avoir goût à rien, de toujours donner l'impression de porter un deuil. C'est aussi ce que j'entends de la bouche de mes parents, de Boris, de Clotilde... De Corinne aussi, que je ne vois que trop rarement, toujours fourrée avec son mec. Quelque part tant mieux pour elle, mais j'aimerais en apprendre un peu sur ce type qui la rend plus gracieuse, je la trouve trop cachottière.
Je reconnais être toujours fatigué. Souvent, le soir, je peine à trouver le sommeil, et quand il arrive enfin, je me réveille trois heures après, au beau milieu de la nuit, sorti d'un rêve duquel ne subsiste qu'un vague souvenir. Toutes ces contrariétés nocturnes affectent mes études. Je m'en sors bien, je réussis mes partiels, mais avec un succès moins fulgurant. En plus de la fatigue omniprésente, la concentration me fait défaut. Certaines pensées m’obsèdent : Juliane, Ophélie, ma vie, ma place dans le monde... Clotilde aussi.
Elle part pour Sydney lundi soir, avec son jules. Elle plaque ses études de philo. Ça me fait drôle. Une part de ma vie s'envole au bout du monde, et m'abandonne avec mes souvenirs. Clotilde a toujours été comme ça, aventureuse, assoiffée d'évasion. Partout où elle se trouve, elle ne tient pas en place. On pourrait la poser dans le plus merveilleux des endroits qu'elle éprouverait tôt ou tard le besoin de s'échapper. Pour me rassurer, elle me promet de donner des nouvelles par MSN. Je dois me contenter de ça...
Bon je ne vais pas trop m'attarder, comme chaque vendredi le train du retour m'attend à 17h30, alors en route !
Demain j'ai rendez-vous avec Ophélie. Ce sera notre deuxième entrevue depuis nos récentes retrouvailles. Notre première rencontre a eu lieu dans le dos de Diego. Il aurait menacé de s'en prendre à Ophélie s'il apprenait que nous nous voyons. Elle m'a parlé de ces dernières années, comment elle les a vécues. C'était le brouillard dans son esprit. Tout ce qui lui rappelait d'où venait son mal-être devait être évité. Elle refusait donc la compagnie des gens, mais des garçons en première ligne. En fait elle ne rejetait que les gens bien. Car elle fréquentait de plus en plus de délinquants en herbe, des petits dealers, ou simplement des types mal vus par la bonne société, comme si elle voulait choquer le bourgeois en s'affichant avec des jeunes à casquettes ou des mecs plus vieux qu'elle ressemblant à des toxicos. Aujourd'hui elle analyse ça comme le contrecoup de déceptions endurées avec des garçons qu'elle considérait comme gentils. Au moins, avec les mauvais garçons, elle risquait moins de désillusions, et ne pouvait que trouver les bons aspects de leur personnalité derrière des façades agressives. Elle espérait même les faire changer dans le bon sens.
Parmi ces fréquentations, il y avait bien sûr Diego. Il a vite détecté la fragilité d'Ophélie, s'est engouffré dans ses failles, et l'a ainsi manipulée. Au préalable c'est elle qui souhaitait utiliser la violence de Diego contre Dany. Elle envisageait même de payer pour lui faire accomplir la sale besogne. Avec de l'argent, ou autrement s'il le fallait. Puis est survenue cette baston un soir de fête de la musique, durant laquelle un ami de Diego s'est battu contre Dany, et s'est fait salement amocher. Selon Diego, Dany ce soir-là suintait la haine, une rage noire sortait de son être, il faisait penser à un de ces possédés en séance d'exorcisme. Diego connaissait déjà Dany de vue, et n'aimait déjà pas son air vicieux, avec cet espèce de sourire mesquin qu'il se plaisait à afficher. Il n'a pas tenté la moindre intervention, reconnaissant que sur le moment, s'attaquer à Dany lui aurait été dangereux, pour des raisons autres que la violence dont il faisait preuve. Ce qui tétanisait Diego résidait plus dans l'aura qui entourait cette violence. Autour de Dany se serait agité une force obscure dont il se serait galvanisé, se serait nourri et derrière laquelle serait devenu invincible. Dans de telles conditions, rien ne l'aurait arrêté. Alors Diego, élevé dans une famille de mystiques où les histoires de mauvais œil sont prises au sérieux, a préféré se tenir à l'écart, passif et inquiet, et faire naître en lui le projet d'une future vengeance.
À partir de cette soirée, Ophélie et Diego partageaient un but en commun. Ophélie, en plus de harceler à coup de lettres anonymes les nouvelles copines de Dany, souhaitait la disparition physique de ce dernier. Et Diego, de son côté, déjà animé, avant cette fameuse bagarre, d'une violence névrotique, rejoignait Ophélie dans son projet sinistre. Une alliance se mettait naturellement en place.
Sauf qu'au fil du temps, la haine d'Ophélie s'éteignait à petit feu. Mon amie retrouvait doucement un sens des réalités. Elle souffrait mais réalisait que sa soif de vengeance aiguisait son mal-être. Elle n'aspirait alors qu'à oublier le passé, s'éloigner de ses mauvaises fréquentations et retrouver tant bien que mal sa vie comme elle l'était avant sa rupture avec Dany. Mais Diego ne l'entendait pas de cette oreille. Il avait largement pris le dessus dans leur collaboration. Ophélie avait tenté d'utiliser Diego, jusqu'à ce que les rôles s'inversent. Ophélie tenait des infos sur ce Dany qu'il projetait de supprimer : adresse, habitudes, fréquentations... Ce qui l'aidait à retrouver la trace de Dany. Ophélie, de plus, s'est rendue complice en sachant comment Diego s'était procuré une arme, et dans quel but. Par conséquent, Diego tenait Ophélie entre ses griffes, et impossible pour elle de s'échapper. Si elle décevait son allié, celui-ci la dénonçait pour complicité au cas où la police venait l'arrêter.
Et aujourd'hui, elle brave l'interdit en reprenant contact avec moi. Le jour de nos retrouvailles, elle transpirait la peur. Diego va agir, on ne sait pas quand, mais il ira au bout. Et elle appréhende ce moment qui la plongera dans de nouveaux ennuis.
Elle regrette ses excès, ses mensonges, admet son erreur d'avoir rejeté son entourage, surtout en ce qui me concerne. La souffrance l'aveuglait. Néanmoins je lui pardonne. Même pas par choix, juste par besoin. J'ai besoin d'elle. Puis je crois en ses regrets.
D'autant plus qu'à ce jour il n'y a qu'elle pour me sortir un peu de mon apathie. Elle amène du combat dans ma vie. Alors vivement demain...
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