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Dans cette boîte sont rangées des photos de Juliane et moi. On nous y voit au bord du Rhône, sur la place Bellecour, à Villefranche, aux Saintes-Maries-de-la-Mer devant des flamands roses... Elles ne doivent pas en sortir, sinon je vais encore lâcher une larme et m'infliger une nouvelle douleur. À chaque apparition du visage de Juliane dans ma tête, je sens mon cœur se serrer. Je ne la verrai plus, je ne la toucherai plus, je ne respirerai plus les douces senteurs de son eau de toilette.
Ça passera. C'est ce que tout le monde dit. On aurait tous été largués un jour. On l'aurait tous d'abord ressenti comme un cataclysme insurmontable, pour ensuite l'oublier. Mais aujourd'hui je me demande à quel moment elle quittera mes pensées, et c'est pas demain.
Je me sens pathétique. Léthargique. Je ne dors plus. Trop d'évènements me tiraillent. Juliane... La sécurité d'Ophélie... Ça me rend malade. Je me sens glisser sur une pente sans aucun espoir de remonter. Si Clotilde était là, elle me conseillerait de lâcher prise, certainement à raison mais c'est impossible. C'est dans mes gènes, je ne peux pas faire comme si je n'avais rien vu et vivre ma vie tranquillement.
Ça frappe à la porte de ma chambre. L'électricien venu réparer le tableau électrique me signale qu'il va couper le courant. Aucun souci, la télé est éteinte. Je suis juste allongé sur mon lit à ressasser, engloutir un quatrième soda et vider un paquet de réglisses.
Je me rends au garage pour voir si l'électricien s'en sort, et par la même occasion me dégourdir les jambes. Quand j'entre dans la pièce, il semble concentré au point de ne pas avoir remarqué ma présence. Ses yeux rivés sur le tableau se détournent enfin sur moi le temps d'un battement de cils. Il répète l'opération plusieurs fois, comme si je l'intriguais.
— Toi tu me dis quelque chose...
Ah bon... J'espère qu'il ne s'agit pas d'un deuxième oncle caché... Je le laisse réfléchir...
— Oui ça remonte loin mais ça me revient doucement. Quand j’accompagnais ma mère alors qu'elle récupérait mon frère en voiture, devant le stade de Saint-Exupéry, à la fin de son cours de sport, je le voyais sortir avec sa classe. Et tu faisais partie de cette classe, j'en suis certain. Tu devais être en cinquième ou en quatrième. En fait je me souviens de toi parce que t'accompagnais souvent une jolie blonde à lunettes.
Jusque-là il voit juste. Il ne peut que s'agir de moi en quatrième, quand j'avais sport le jeudi en fin de journée. Puis la jolie blonde est bien évidemment Clotilde.
— Oui en quatrième je sortais du sport en fin d'après-midi...
Il continue de fouiller ses pensées en me regardant.
— Oui c'est ça, à l'époque je terminais mon bac pro. Tu devais être dans la classe de Dany, mon frère...
Je ne savais pas que Dany avait un frère ! Et le hasard me l'amène chez moi !
— Ça va ? On dirait que tu vas t'évanouir...
— Oui oui ça va... Il devient quoi aujourd'hui Dany ?
— Il se fait former par un tatoueur.
— C'est vrai qu'il aimait bien dessiner en cours...
— Oui et c'est même ce qui le sauve. Nos parents ne sont jamais parvenus à le faire travailler à l'école. Un vrai chameau comme disait ma grand-mère. Tout ce qui l'intéressait, c'était faire le mariole avec ses copains. Et même quand ses copains étaient pas là, il s'asseyait au fond de la classe et regardait le monde tourner, dans son coin...
J'avais oublié cet aspect de sa personne. Quand il ne perturbait pas le cours il restait contemplatif et silencieux, jusqu'à parfois en devenir effrayant. Une fois, alors que je présentais un exposé à la classe, j'ai vu ses yeux se figer plusieurs minutes.
— Oui ça ressemble à ce que j'ai connu de lui.
— Tu l'as bien connu ?
— Il faut bien admettre que non... Ton frère et moi on s'est jamais vraiment calculés, trop de différences entre nous.
— T'as jamais eu peur en le côtoyant en classe ?
— Non. Pourquoi cette question ?
— Bah je sais pas... Il pouvait être assez bizarre par moments, du genre à regarder dans le vide avec un regard sombre, en pensant à je ne sais quoi... Personne ne sait à quoi il pense dans ces moments, mais ça doit pas être rose. Chez lui y a pas de milieu, soit il fait un sourire narquois, soit il prend un air sombre.
— J'avais remarqué ces moments de contemplation, mais pas de quoi avoir peur non plus. Bon après je l'ai jamais trop côtoyé...
— Tu l'as connu combien de temps ?
— Trois ans. De la sixième à la quatrième. Ensuite il a redoublé.
Le silence revient. Il replonge le nez dans le tableau tandis que je m'apprête à retrouver ma chambre, mais j'aimerais en apprendre encore sur le caractère de Dany.
— Sinon je vais peut-être paraître indiscret mais... tu sais d'où vient son caractère ? Ça m'intéresse parce que ça me concerne indirectement.
— Oui mais c'est long à expliquer. Je crois qu'il a toujours été comme ça. Déjà petit il avait ce comportement étrange qu'il avait adolescent, et qu'il a aujourd'hui mais différemment. À l'époque, selon sa maîtresse d'école maternelle, il lui arrivait de faire les yeux ronds en fixant quelqu'un dans la cour. Ça intriguait les gens.
Je repense à ce que me disait Ophélie sur Diego qui trouvait à Dany un air malsain. Ça correspond bien à la description qu'en fait son frère.
— En plus de ça, je me rappelle aussi de comportements assez spéciaux de la part de mon frère. Comme la fois où il avait arraché toutes les têtes de fleurs dans le jardin de nos grands-parents, comme ça, sans raison. Ça lui a valu une grosse déculottée, notre grand-père était furax. Puis il pouvait aussi avoir des jeux assez particuliers. Tous les gamins aiment jouer à torturer les insectes, mais chez lui ça prenait une tournure plus obsessionnelle. Alors qu'il avait sept ans, je l'ai vu poser sur la grille d'un barbecue encore allumé une boîte en plastique remplie d'araignées, de sauterelles, de chenilles... Il regardait calmement les insectes s'agiter, sans montrer la moindre émotion, en restant même étrangement solennel pour un enfant. Sans oublier ces poissons qu'il volait dans le seau des pêcheurs en bord de Saône, quand il avait vers les dix ans, avec son ami rouquin là, je sais plus comment il s'appelle... Enfin bref. Ces poissons il les écrasait à en faire jaillir les boyaux, les décapitait et laissait traîner les morceaux sur l'herbe.
— C'est fou mais ça m'étonne pas vraiment du personnage. Mais tout ça ne dit pas d'où vient cette attitude...
— Non, puis le plus dingue ne se trouve pas dans les actes en eux-même mais dans l'expression qu'il prenait en agissant. Un air sérieux, concentré, presque mutique, comme s'il recevait une révélation. Comme je l'ai dit avant, cette expression il pouvait aussi la prendre sans rien faire. Pour savoir d'où vient tout ça, mes parents l'ont envoyé voir un psy.
— Ça montre qu'ils prenaient la chose au sérieux...
— Oui. D'autant plus qu'il tenait des propos évolués pour son âge. Il a toujours été intelligent, même s'il ne faisait rien en cours. À huit ans il posait des questions sur la mort, sur la vie, sur des choses qu'il observait dans la famille... J'ai remarqué que ce genre de questions, il les posait souvent à notre grand-mère, après avoir observé d'un air étrange des personnes âgées qui passaient chez elle.
— Je savais qu'il était spé... enfin je veux dire, sans vouloir manquer de respect, je savais qu'il avait une singularité, mais pas à ce point-là...
— Oui tu peux le dire il est bizarre.
— Il est toujours comme ça aujourd'hui ?
— Je sais pas trop, je le vois de moins en moins, j'habite plus chez nos parents. Mais je sais qu'il voit encore ses amis et qu'il aime se promener quand il est seul. Il m'a parlé une fois de sa balade quotidienne en bord de Saône le soir avant de rentrer. Ça le détendrait selon lui. Parce que parfois il s'énerve comme ça, pour rien. Il explose pas de colère non plus, mais on sent une tension en lui. Puis je me souviens d'un jour il y a pas si longtemps, je dormais chez nos parents et après une de ces légères crises il s'est enfermé dans sa chambre. Ensuite je ne l'ai pas entendu pendant au moins deux heures, tout en étant persuadé qu'il était éveillé car en principe quand il dort il ferme les volets. J'ai fini par rentrer dans la chambre pour vérifier s'il dormait. Et j'avais raison, il était éveillé mais le plus troublant est qu'il ne faisait strictement rien. Il était assis sur son lit, les yeux dans le vide, immobile, absent, puis a sursauté dès lors qu'il a considéré ma présence.
Je ne trouve rien à rajouter. Apparemment lui non plus. J'ai le sentiment que parler de son frère l'a soulagé, comme s'il avait profité de mes questions pour s'exprimer à son sujet. Il me cache son inquiétude pour Dany.
Il reprend son travail avec le même air consciencieux qu'avant notre conversation. Ophélie vient de m'envoyer un texto. Elle me confirme un pressentiment dont elle m'avait fait part : Diego sait que je la fréquente, se sent du coup trahi et a menacé de s'en prendre à elle...
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